Lettres Capitales:
Partons de ces deux citations sur le double thème que je vous propose :
D’abord celle de René Char :
- « Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité. Tu connaîtras d’étranges hauteurs »
Ensuite, celle sous forme de définition tout aussi imagée de Boris Cyrulnik :
- « La résilience c’est l’art de naviguer dans les torrents »
Est-ce que les livres, la littérature, le spectacle, l’art nous aident à escalader
pour franchir ces hauteurs, à naviguer dans ces torrents ?
La hauteur et le torrent, deux images symboliques du dépassement, celui que l’on subit, pas celui que l’on provoque. Plongés dans une époque étrange, qui voit osciller des sentiments contraires et des esprits animaux – la colère, la révolte, le désespoir – lire ces deux sentences peut redonner un peu de goût à la vie, ou éclairer la journée, a minima. Quand une société est privée de spectacle, elle n’est pas seulement privée de culture, mais aussi de partage, puisque le déplacement, le lieu et l’émotion commune font partie du Tout, autant que le spectacle lui-même. J’ai autant pleuré l’autre jour au cinéma devant le « ADN » de Maïwenn pour la justesse du propos et de son traitement que pour le fait de savoir que je serai privé de (vrai) cinéma « jusqu’à nouvel ordre », juste après. Le langage politique ne se cache même plus, désormais, il fixe les ordres à attendre, autorise par dérogation à « prendre l’air » et à « gagner sa vie », pas davantage. Mais le propos n’est pas là : puisque, de nouveau, il nous faut confiner, il va falloir organiser cette résistance intellectuelle qui permettra de ne pas plonger. Sortir les livres qu’on n’a pas encore lus, fuir la paresse, préférer un classique du septième art à une série, etc.
Approfondir sa culture, fouiller du côté de ce qu’on ne connaît pas, une littérature étrangère, un peintre longtemps délaissé, une civilisation dont on n’a, jusque là, jamais entendu parler… Eprouver la résistance à la fatalité, donc, le juxtaposer, dit Char, à l’abandon, et s’élever, alors, sortir de l’apathie, aller chercher la spiritualité (des Grecs ou des autres), le programme est alléchant, mais compliqué, tant les obstacles sont nombreux : on ne répond pas à la difficulté par la facilité, c’est bien là le paradoxe. Il faut saisir le complexe de l’époque, des relations qui se tendent et des contrats (sociaux, amicaux, amoureux) qui se délitent, escalader, puisque c’est le terme, le chemin qui nous mène à la tranquillité, à la paix (avec soi-même, avec les autres). Difficile en amont de prétendre que l’Art ou la littérature nous y conduiront forcément, puisqu’ils nécessitent eux-mêmes une sérénité suffisante pour les aborder : combien d’artistes, d’écrivains, ont-ils souffert, lors du dernier confinement, d’un manque de confiance et de paix pour écrire, créer, jouer ? On se nourrit, dans l’Art, du monde extérieur, on le transforme et le réinvente alors, quand il n’existe pas, où chercher l’inspiration ? L’écrivain devrait, à cet instant, se servir d’un temps retrouvé pour lire, le musicien pour répéter, le comédien pour chercher d’autres voies, puisque toutes celles que les trois ont usitées semblent appartenir au monde d’avant, lequel ne reviendra pas. Il faudrait avoir cette force de l’esprit pour dépasser l’accablement, rebondir, chercher la résilience, puisque le mot se diffuse de partout. Mais il faut le faire en conscience de ses empêchements, pas dans l’illusion du dépassement, au risque de se retrouver comme la pierre qui roule de Spinoza, grisée par ce qui n’est jamais que la parodie de sa liberté.
À titre personnel, une fois que j’ai dit ça, je n’ai pas le cul sorti des ronces (désolé, j’adore l’expression !). Devenir meilleur, c’est d’abord retrouver du sens dans une époque qui l’a perdu, et s’accommoder de la dichotomie sociétale qui m’oblige, en tant qu’essentiel, à expliquer à des jeunes gens quelque chose que je ne comprends pas moi-même ; puis rentrer chez moi et me confronter à la vie que j’ai choisie, mais qui décuple la solitude, quand les interactions sociales sont proscrites. Quand je ne suis pas libre de les réduire de mon propre chef, justement parce que j’ai des choses à faire. Ma tempête à moi, ses vents de force 9, ce sont les livres qu’il me reste à écrire, les projets musicaux laissés en plan, le 3e cycle d’université que j’aimerais un jour finir. Ce sont les amis que j’ai perdus, qui me manquent, et que j’aimerais retrouver. Mes amours tumultueuses, que j’aimerais apaiser. Ce sont Lévi-Strauss et Shakespeare, que je voudrais relire concomitamment. Je ne ferai peut-être que la moitié du chemin que je me suis fixé, mais ce sera le mien, ça l’aura été quand je ne serai plus là. Des hommes qui ont connu de longues périodes d’isolement ont écrit en mars dernier qu’il fallait s’efforcer de se lever et de s’endormir sur une pensée positive, la beauté d’un geste, d’un visage ou d’un paysage. Je garde ça en mémoire et, parfois, je contemple fixement mes deux sculptures – « la Valse » de Claudel et la Girafe de Pompon – liées à deux de mes écrits et j’attends qu’elles bougent, m’emmènent dans un monde meilleur, délivré de toutes les lourdeurs. Ça ne fait guère avancer les choses, mais ça calme les tourments, le débit du torrent. Ça me met dans les états nécessaires pour être en phase avec la création, d’un texte, d’un poème, d’un portrait en mots – mes quatorze fois Clara Ville à paraître. Ce que j’en ferai ne donnera peut-être rien, ou rien de bien, mais j’aurai essayé, avec la lucidité des intranquilles.
L’Art, dans son acception la plus large, est tellement vain et inutile que c’est en cela qu’il est absolument essentiel. Fréquenter la Beauté, en permanence, dans tout ce qu’on fait, doit être le moteur de la vie que l’on mène, contre vents et marées. Ici, chez moi, dans l’île singulière, dans le paysage et l’histoire maritimes, on reprend toujours la trilogie d’Aristote sur les vivants, les morts et ceux qui prennent la mer. Ceux qui savent que c’est quand l’obstacle est bien plus fort que soi qu’on approche de sa vérité.
Laurent Cachard, 10 novembre 2020
Laurent Cachard est né à Lyon en 1968, il vit et travaille à Sète. Son premier roman édité, “Tébessa, 1956” fait partie des cinq romans français sélectionnés par Lettres Frontière en 2009. Son deuxième ouvrage, « La partie de cache-cache » obtient le prix du 2ème titre à Grignan, en 2012. Dramaturge, parolier, blogueur, il est depuis 2018 le Président du Festival du livre de Sète. Dernier ouvrage paru : « Aurélia Kreit », aux éditions le Réalgar. « Tébessa, 1956 », Ed. Raison & Passions, 2008 Sélection Lettres-Frontière 2009 « La partie de cache-cache », Ed. Raison & Passions, 2011 Prix du 2ème roman, Grignan 2012 « Le Poignet d’Alain Larrouquis », Ed. Raison & Passions, 2012 Prix du jury, Salon du livre d’Orthez « Paco », Ed. Le Réalgar, 2016 (Sélection Hors-Concours 2016) « Girafe lymphatique », Ed. Le Réalgar, 2018.