Un auteur et son personnage : des relations ambiguës.
J’ai écrit une trentaine de romans, parfois en utilisant la première personne, d’autres fois en usant de « il » mais toujours en reflétant le point de vue exclusif d’un de mes personnages. Seuls deux de mes premiers thrillers ne maintiennent pas perpétuellement le projecteur sur un seul des « héros » du livre. Mes personnages principaux masculins sont souvent, si on croit mes critiques, énervants du fait de leur défaitisme et de leur façon de présenter volontairement leur cou au couteau du bourreau. Peu de mes « héros » ne sont pas de ce bois-là. Je pourrais bien sûr les changer, les amender, gommer leurs traits déplaisants, éliminer ceux dont je sais qu’ils vont chiffonner le lecteur. Mais je ne le ferai pour rien au monde. Car mes héros ne m’appartiennent pas : ils ont une vie qui leur est propre.
Quand je commence un livre je sais rarement où je vais, j’ai un vague début, peut-être une fin (et encore), plutôt un but vers qui tendre. Cependant, je n’ai aucune intrigue en tête. J’écris et je vois comment l’inspiration me vient. Jusqu’à présent elle ne m’a jamais fait défaut. Une fois, une seule, j’avais commencé un roman « les Transhumains ». J’avais le prologue, un meurtre impossible, dans une pièce hermétiquement fermée. Je n’avais aucune idée du procédé employé par l’assassin. Arrivé à la page 40, j’ai bloqué, je ne savais plus comment m’en sortir. J’ai laissé le texte de côté sans y toucher pendant onze ans. Pendant cette période, je n’ai pas essayé de relire mon thriller ou d’imaginer une suite. Brutalement, il y a un peu plus de trois ans, j’ai senti que j’étais prêt. J’ai repris et achevé en un mois ce roman. Les mots sont venus tous seuls, je n’ai plus bloqué.
Maintenant, je laisse aux éventuels lecteurs le soin de juger de la cohérence de ce texte sorti miraculeusement du « coma » dans lequel il était plongé. Un de mes personnages, Augustin Miroux des Voyages glacés a l’étrange capacité à faire l’unanimité contre lui. Les critiques qui ont lu ce texte l’ont tous sans exception détesté. Dans la faible mesure où je construis mes « héros de papiers » (comme je l’ai déjà dit, ils surgissent pour une grande part du néant par l’intermédiaire de ma plume que je ne contrôle pas consciemment), je l’avais voulu cynique, désabusé, égoïste. La convention « héros sympathique » m’a toujours exaspéré. Mon idée était de placer Augustin dans des dilemmes : il pouvait soit plonger dans des puits d’infamie soit respecter les jeunes femmes qu’il côtoyait, le ressort du roman étant les hésitations de Miroux. Allait-il ou non commettre l’innommable ? Je lui ai donné mon métier (professeur de mathématiques), mon âge exact, mon lieu de naissance (Dijon), mon lycée (Carnot).
De ce fait, des critiques ont cru être en présence de mon total double littéraire, que j’avais perpétré les « crimes » d’Augustin, que j’avais notamment poussé une de mes camarades au suicide. Il ne s’agissait pourtant que d’une pure fiction littéraire totalement inventée et non l’expiation par l’écrit d’une forfaiture ancienne. J’ai eu beaucoup de mal à persuader de ma bonne foi ceux qui me gratifiaient d’un passé aussi lourd, j’ai dû montrer les différences entre mon personnage et moi : il a été reçu à normale sup, pas moi, il a raté son oral d’agrégation ce qui l’a aigri jusqu’à la fin de sa vie alors que pour ma part j’ai obtenu une excellente place qui, à tort ou à raison m’a boosté dans ma carrière professorale.
Bien entendu, jamais je ne reprendrai les voyages glacés pour rendre plus sympathique Augustin Miroux, mon idée étant de le rendre humain à force d’abjection. J’ai dû échouer sur ce point vu les réactions des critiques, mais d’un autre côté cet emballement anti Miroux me laisse pensif.
Ne dit-on pas qu’un roman ou un film est réussi quand le méchant l’est ?
Christian de Moliner, 2 juin 2020