Le personnage: absolu désir d’une complétude absolue !
Tout personnage participe de la géométrie d’un jugement apodictique, par une analogie entre des comportements, de la vie courante et de la fiction. Sans donner caution à une logique d’hétéronomie ni s’enrégimenter, nous dirons qu’il influence : on fait l’expérience de son expérience riche parfois d’un savoir débordant, de quiétude, le désespoir de la réalité angoissante nous exilant dans la beauté ou le sublime dont le personnage est emblématique. On s’attache, sans l’atteindre, en réponse à la médiocrité et la platitude de quelque réalité. Parfois identique au symbole d’une cause défendable, il figure des types donnant lieu à un caractère général : il en va ainsi de Madame Bovary qui nous renvoie au bovarysme. Figure sur laquelle se rapporte l’obsession d’une dimension charnelle, certes. Mais est-ce ainsi qu’on le voudrait, au point de finir déçu par la rencontre voire la non-rencontre? N’est-ce pas mieux de l’avoir comme icône d’une représentation esthétique? Quelle que soit la réponse, les personnages demeurent d’autant plus intéressants qu’ils passent du simple statut d’individu à celui de vecteur d’une vision du monde. Les protagonistes sont souvent plus qu’eux-mêmes ; ils sont l’emblème d’une qualité essentielle qui tient au vice ou à la vertu qu’ils incarnent ; ce sont des référents, tout en étant un pivot de l’ouvrage.
Loin d’une imposture tendant à révolutionner quoi que ce soit, je ne pense pas avoir créé des personnages : ce sont les personnages qui me créent ; ils me renouvellent ; je ne m’institue pas, dans l’apparent rapport de supériorité entre créateur et créature. D’où la question qui m’a toujours turlupiné: pourquoi certains personnages préexistent à l’histoire et survivent, quand bien même on ne saurait plus sinon rien du moins plus grand-chose de l’histoire ? Un personnage n’est jamais qu’un personnage parce qu’il porte la marque de l’esprit ; il est comme le chemin que nous empruntons, lequel est nous-même. Quand l’écrivain se sent par moment infertile, est-ce dire qu’il n’y a rien en lui qui attendrait d’être exploré, exploité ?( Le néant existe-t-il?) Si oui alors les personnages sont comme une ombre à l’affût en nous et qui, sans avoir besoin de mâle ou de femelle, attend le moment propice, celui du soleil levé, pour sortir. On peut toujours, semble-t-il, tenter une insémination artificielle, mais un personnage qui vient naturellement a plus de force, semble-t-il, de caractère, d’aura, comme si à la base il n’y avait pas d’onanisme intellectuel, venant tambour battant, mais mise en route de quelque chose qui était garée et n’attendait qu’un coup de démarrage !
La plus imposante partie de la conscience d’un écrivain est l’imagination. On a tendance à considérer cette part comme une faculté de l’irréalité, autour de laquelle gravitent la pensée et le rêve. Mais qu’est-ce qui fait que surgissent, justement par elle, en esprit, des êtres qui n’existent pas dans notre réalité ? Peut-être parce qu’il y a phénomène de cristallisation, comme dirait Stendhal, lorsque l’écrivain projette et cristallise ses fantasmes dans l’objet qui se trouve ainsi paré de toutes les qualités possibles. Mais est-ce tout? Le non-être est-ce un néant à la base? Est-ce à travers le prisme des négativités que la conscience de l’écrivain fait pénétrer dans l’être des irréalités qui conduisent à l’engendrement de l’être pour la conscience ou nulle projection sur l’être de la négativité de l’auteur, mais l’expression d’une présence profonde, comme un feu mettant à mal l’idée de néant intérieur ? Y a-t-il le feu avant le feu? Qu’on n’ait pas d’yeux pour voir et on répondrait par la négative. Pourtant la réponse serait oui, à condition d’articuler sa pensée sous l’angle métaphysique, de fouiller le feuillage touffu du monde de l’infiniment grand en nous: il y a le feu dématérialisé, qui brûle l’écrivain de l’intérieur et n’attendrait qu’à prendre corps. L’Idée de frotter deux cailloux pour donner de la chair au feu est déjà un feu en soi à l’état immatériel: c’est exactement ce qui distinguera le plus piètre des écrivains de la plus ingénieuse des fourmis!
Il ne semble pas que ce soit un hasard si les personnages nous arrivent dans les limites du présent. Nous nous projetons dans le passé, depuis le présent, sous forme de ce qui a été qualifié de négatité, voire dans l’avenir sous forme de la toujours négatité d’un autre genre, à l’image de l’espoir en l’avenir ou de la crainte d’un mal prochain. Mais, dans le processus créatif, lesdites négatités ne sont-elles pas une illusion, consubstantielle à la conscience temporelle, alors que le personnage naîtrait d’une lumière, telle une poudre qui, abritée au fond, prendrait feu à la moindre étincelle? De cette manière, les personnages n’apparaissent plus comme un moyen, mais comme une fin: nous ne les voyons jamais, mais nous espérons les voir ; par leur être pour la conscience, ils nous disposent à être courageux, émerveillés, heureux, sans aucune garantie qu’on le serait. De se cacher à notre vue ne les empêche pas de nous arracher à notre état, de nous faire voyager, en s’échappant de ce qui nous afflige, comme une façon de décoller avec l’assurance d’atterrir. Concordant parfois avec nos envies, ils sont la trouvaille de toutes les jubilations possibles. Et parce qu’ils ne nous font pas exclusivement vivre le passé, ils sont aussi l’avenir. Ils montrent la voie, nous donnent l’appétit de considérer que le plus incertain des temps qui soit, puisque n’étant pas encore là, serait certain. Ils deviennent le lieu, hors du temps, source de satisfaction et de rêve de plénitude. Dans le désastre, ils nous apprennent à nous convaincre que ce sera mieux demain; par eux, horizons d’une autre naissance, se hâte l’espoir d’un avenir désirable qui nous évite la douloureuse comparaison du présent aux fantasmatiques spectres du passé voire de l’avenir. Ils nous ouvrent à un réel qui nous ramène à la nature humaine, celle qui s’entend au sens de l’élévation, puisqu’ils sont bien pour se rencontrer, permettant de renoncer à être autre que celui qu’on devrait être, par individuation. Il n’est pas absurde de penser que par eux nous rejoignons ce qui est plus profond que soi ; ils édifient notre être, le densifient, le solidifient. C’est peut-être parce qu’ils sont nés d’un désir inconscient de devenir cet être même dans son étoffe complète. C’est peut-être tout aussi parce qu’ils sont une part du tout de l’esprit, comme chaque goutte de pluie est une infime portion de la pluie ; ils sont l’évidence d’une existence profonde, d’où ils jaillissent, on eût dit d’un absolu ou, disons, d’un besoin d’absolu. On les projette dans le monde par le mouvement de la conscience, tant ils répondent à notre désir de complétude. Et c’est exactement ce que fait Balzac, en essayant de faire venir ce docteur Horace Bianchon venu de l’esprit, dont il a la coloration, comme une incarnation du possible. Ce sentiment que le personnage peut est intimement lié à l’esprit de l’écrivain d’où il jaillit. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’il y ait tension vers. Vers le personnage. On a l’impression qu’il sait ce que nous sommes, qu’il nous reconnaît comme tels, mieux que les autres ; et quand c’est un héros, cet héroïsme est projeté dans la vraie vie, comme si l’on était saisi aux tripes par la nécessité de l’extérioriser. Les personnages sont du territoire de l’intention, parfois secrète, et de l’intentionnalité : une fois qu’ils sont nés, qu’ils sont donnés au monde, notre conscience tend vers eux; ils permettent de dépasser nos frontières naturelles et artificielles, de combler le vide à la fois intérieur et extérieur. Ils enrichissent nos instants. Nous les convoquons souvent parce que sans doute qu’en eux on a situé notre être au monde, et l’inextinguible soif de l’infini. Ils ont l’étiquette d’une étendue incommensurable dans laquelle on aime à trouver breuvage, en temps de veuvage ou non. Héros ou antihéros, nous nageons dans l’affirmation d’un signe positif de la finitude de l’homme.
Tous les personnages apprennent toujours à l’auteur quelque chose de lui-même, et aux lecteurs quelque chose de l’humanité, au point de faire parfois oublier la mortalité. Il y a des personnages montreurs de chemin, des personnages traceurs de route, des personnages visionnaires aussi. Et sur ce dernier point, comment en serait-il autrement si l’on analysait ceux de Sony Labou Tansi ou ceux de Jules Verne ? Le cygne de Baudelaire, place du Carrousel n’est pas un cygne ordinaire, sans dimension spirituelle, sans portée quant à sa fameuse correspondance : c’est une certaine Idée qui fait sens…Et pour montrer que les personnages ne sont pas que personnages, intervient leur puissance contagieuse qui s’exerce dans notre monde. Avons-nous posé la question à X, pourquoi est-il devenu syndicaliste? Peut-être nous dirait-il que c’est pour avoir rencontré Claude Lantier. Pourquoi Y est devenu docteur ? Peut-être Y nous avouera-t-il que c’est pour avoir croisé le chemin du docteur Rieux. Connaissez-vous le « saigneur de guerre », guerre dans mon Congo natal, saigneur qui, un jour, rencontre « Mon père, ce héros au sourire si doux »? Alors qu’il n’avait jamais jusque-là épargné un seul ennemi, voilà que le fusil changea d’épaule. Qui a dit, et persiste, que la littérature ne peut rien? Que les personnages ne sont pas vivants, qu’ils n’influent sur personne? D’où vient-il que les personnes qui ont connu plusieurs personnages intéressants, en raison de leur profondeur, leur épaisseur, leur caractère, ont souvent une longueur d’avance sur ceux qui n’en connaissent aucun? Certains sont des immortels, et cette immortalité est ce qui reste (l’esprit) quand on a brûlé tous les livres et toutes les bibliothèques, pour gagner le domaine de la légende, des siècles dirait-on. Qui a connu Quasimodo ? Personne hormis notre Hugo mondial. Pourtant, il n’est de pays où l’on ne connaît pas Quasimodo. Et Notre Dame, personnage à part entière, de partout vient le monde en visite. Le personnage: absolu désir d’une complétude absolue !
Chrystom, 28 mai 2020
Originaire du Congo-Brazzaville et révélé lors du premier Salon du livre d’Afrique qui s’est tenu à l’UNESCO en 2005, Chrystom est enseignant, écrivain, poète de la Mondialité. Il est l’auteur, entre autres, de « Globe-Trotteur suivi de Discours d’Oloron » ( Edilivre, 2018, Prix des Jeux Floraux du Béarn, Prix des Remparts 2019) et de « Grain de Paix, Grain d’amour » (Edilivre, 2016). Lors de la remise du Prix à L’UNESCO, le jury déclarait : « Nous avons été charmés par son écriture originale, ses images saisissantes et une maturité d’écriture rare pour un premier recueil. Nous avons aussi voulu exprimer par ce couronnement que la poésie demeurait encore une voix essentielle dans la création littéraire. »