Le critique littéraire français d’origine roumaine, Dan Burcea, a lancé un défi sur son blog Lettres Capitales à ses collègues écrivains du monde entier : au quel de ces deux grands écrivains français du XIXe siècle, Balzac ou Stendhal, nous identifions-nous le plus ? Même si j’écris aussi bien de la fiction que de la critique littéraire, pour moi, il est devenu immédiatement évident que je devrais répondre à cette question principalement en tant que critique plutôt qu’en tant que romancière.
Balzac et Stendhal font partie des plus grands romanciers du XIXe siècle. Ils ne sont pas simplement deux écrivains consacrés, mais ils font partie des monuments de l’histoire littéraire : dans d’innombrables pays, depuis presque deux siècles. La barre pour recevoir ce genre de consécration culturelle est si élevée et les chances de l’obtenir sont si minces que peu d’écrivains contemporains peuvent se comparer à eux.
La question de Dan Burcea m’a ramené cependant en 1988, dans l’amphithéâtre du Pyne Hall de l’Université de Princeton, où, lors de mes études de premier cycle, j’avais suivi le cours de littérature comparée de Victor Brombert sur la fiction au XIXe siècle. Le professeur Brombert n’était pas seulement un savant légendaire et un homme attachant, mais il a également, comme je l’ai découvert plus tard, mené le genre de vie semblable à un vrai héros de littérature. Mentionner ce détail dans ce contexte a toute son importance, car beaucoup d’éléments de sa vie ont sans doute rendu possible non seulement sa facilité de s’exprimer dans plusieurs langues mais aussi son cosmopolitisme et sa fascination intellectuelle, qui ont incité d’innombrables étudiants, dont moi, à poursuivre leurs études littéraires et en faire ensuite leur carrière.
Victor Brombert est né en 1923 dans une famille juive russe qui a fui en Allemagne pour échapper à la révolution bolchevique. Les Brombert se sont installés à Leipzig. Une fois que les nazis ont pris le pouvoir au milieu des années 1930, la famille Brombert a déménagé à Paris, où Victor a intégré le lycée Janson-de-Sailly. Dès que l’Allemagne nazie a envahi Paris en 1940, la famille a dû de nouveau déménager, cette fois pour s’installer aux États-Unis. À cette époque, le jeune Victor maîtrisait parfaitement trois langues : le russe, l’allemand et le français. Il a rapidement appris à parler un anglais parfait et a rejoint l’armée en tant qu’officier du renseignement au Camp Ritchie, dans le Maryland. Il a participé ensuite au moment historique du débarquement en Normandie en juin 1944.
Mais les principales capacités de Victor Brombert ne visaient pas une carrière militaire mais plutôt une riche vie intellectuelle. Il a fréquenté l’Université de Yale, où il a obtenu un baccalauréat et, plus tard, un doctorat en langues romanes. Il a finalement rejoint la faculté de Yale avant d’accepter un poste à l’Université de Princeton en 1975, en tant que professeur à l’Université Henry Putnam en littérature comparée et en langues et littératures romanes. C’était un professeur fascinant et stimulant : cultivé, bouillonnant, mais chaleureux et accessible. Il était également très accueillant avec les étudiants, assumant un rôle de mentor pour les encourager dans leurs études et les aider à développer leurs talents.
Les études de Victor Brombert sur des auteurs français tels que Honoré de Balzac et Stendhal ont joué un rôle majeur dans ma décision de me spécialiser et de poursuivre un doctorat dans le domaine de la littérature comparée, avec une attention particulière pour le domaine de la littérature française du XIXe siècle. Dans ce grand séminaire d’introduction, nous avons étudié Le Père Goriot de Balzac (1835) et Le Rouge et Le Noir de Stendhal (1830). Il s’agissait des écrivains difficilement comparables à bien des égards. Les récits minutieusement réalistes de Balzac sur la vie palpitante des villes françaises ainsi que ses représentations précises des typologies humaines ont rarement pu être égalés. Écrivain hanté et passionné, Balzac a à peine eu le temps de vivre, consommant d’énormes quantités de café pour travailler toute la nuit et la majeure partie de la journée à une vitesse vertigineuse sur plus de 100 romans qui ont créé son immense toile de fond littéraire, La Comédie Humaine.
Bien qu’il ait écrit de manière prolifique, Balzac était également un éditeur prudent et attentif, changeant à plusieurs reprises les épreuves avant que ses romans ne soient finalement imprimés. Bien qu’il ne soit pas un ermite, il n’était pas non plus un dandy, consacrant beaucoup plus de temps à l’écriture qu’à la fréquentation des salons français. Pourtant Balzac connaissait les maîtres littéraires de l’époque, dont Théophile Gautier et Victor Hugo, et au moment de sa mort en 1850, seulement cinq mois après son mariage avec son amie de longue date, confidente et passionnée, la comtesse Ewalina Hanska, il était pleuré par l’élite parisienne et peut-être par toute la France.
Stendhal, ou Henri Beyle, bien qu’un écrivain beaucoup moins prolifique que Balzac, rivalise avec son contemporain en termes de renommée et de talent. Les portraits sociaux de Stendhal sont filtrés par une voix narrative qui devient un commentaire ironique et une forme d’introspection psychologique. Le Rouge et le Noir (1830) concentre la vision napoléonienne de la virilité, car Julien, le (anti) héros de l’histoire, aspire à une sorte d’héroïsme qui appartenait déjà au passé au moment où Stendhal écrit ce roman, alors que beaucoup d’hommes plus âgés en étaient nostalgiques et que les jeunes hommes avaient tendance à l’idéaliser. L’histoire d’amour interdite entre Julien et Mme de Rénal révèle avec subtilité et profondeur la tension interne de l’idéal romantique : entre une grande estime et un respect pour les femmes et un idéal héroïque, la vie masculine sacrifie tout, même l’amour, à l’ambition personnelle.
Le talent monumental et les réalisations de ces deux auteurs français du XIXe siècle ont rarement été égalés dans l’histoire littéraire. Il est presque impossible de choisir entre eux celui que je préfère. À certains égards, les aimer tous les deux m’a influencé à poursuivre une carrière de critique littéraire. Et les deux pourraient avoir joué un rôle indirect dans mon for intérieur en quittant cette profession en 2008 pour devenir une auteure de fiction.
J’aime beaucoup lire de la fiction historique et parfois en écrire aussi. Ayant été formée pendant tant d’années en tant que chercheur, je scrute un sujet pendant plusieurs années, et j’écris souvent un livre non fictionnel sur ce sujet avant de m’essayer à la fiction. Pour écrire mon premier roman Velvet Totalitarianism (2009), une histoire d’amour et familiale sur la vie dans la Roumanie communiste et sur la révolution anti-communiste de 1989, j’ai fait des années de recherches historiques. Plus tard, pour écrire le roman The Seducer (2012) sur une relation dangereuse et prédatrice, j’ai étudié pendant plusieurs années les relations toxiques et j’ai d’abord écrit le documentaire Dangerous Liaisons (2011). Dernièrement, j’ai passé six ans de recherches sur l’Holocauste pour écrire un livre non-fiction de critiques à ce sujet, appelé Holocaust Memories (2019). Une fois familiarisée avec le sujet, j’ai l’intention d’écrire un roman sur la vie pendant l’Holocauste dans le ghetto de Varsovie.
Mes études littéraires sur Stendhal et Balzac, initiées par le professeur Victor Brombert, l’un des professeurs et universitaires les plus inspirants du domaine, ont influencé mon goût pour une approche réaliste de l’écriture de fiction qui conserve néanmoins des traces (et une nostalgie) du romantisme.
Claudia Moscovici, 6 juin 2020
(Traduction de l’anglais, Dan Burcea)
En illustration, une photo du professeur Brombert.
L’original de cet article est à retrouver à ce lien :
https://literaturesalon.wordpress.com/2020/06/05/a-literary-challenge-balzac-versus-stendhal-via-brombert/?fbclid=IwAR28gfn4KYZ4nnNlN7Zl–wIR0X13I3frmWRPefoWDq-NSy28DMgEEYPUuc
Claudia Moscovici a obtenu un Bachelor of Arts à l’Université de Princeton et un doctorat en littérature comparée à l’Université Brown ayant comme sujet Les Lumières françaises et le romantisme. Elle est l’auteure de plusieurs romans très bien reçus par la critique Velvet Totalitarianism (2009) et The Seducer (2011). Velvet Totalitarianism a été traduit et publié dans son pays d’origine, la Roumanie, sous le titre Intre Doua Lumi (Curtea Veche Publishing, 2011). En 2002, elle a fondé avec le sculpteur mexicain Leonardo Pereznieto le mouvement esthétique international appelé «postromanticisme», consacré à célébrer la beauté, la passion et la sensualité dans l’art contemporain. Elle a écrit un livre sur le romantisme et sa survie postromantique intitulé Romanticism and Postromanticism (Lexington Books, 2007) et a enseigné la littérature, la philosophie et les arts et les idées à l’Université de Boston et à l’Université du Michigan. Elle a également publié un livre non-fiction sur les relations prédatrices, intitulé Dangerous Liaisons (Rowman & Littlefield Publishing, 2011), qui a été traduit en italien sous le titre Relazioni Pericolose (Edizioni Sonda, 2017) et lancé à la librairie Feltrinelli à Rome et au Parlement italien (Camera dei Deputati). Son dernier livre, Holocaust Memories (Rowman & Littlefield, 2019) passe en revue plus de 70 mémoires, fictions, histoires et films sur l’Holocauste.