Emmanuelle de Boysson va à la rencontre de ses lecteurs avec, dans ses bagages, « Les Années Solex », le roman le plus cher à ses yeux, auquel « elle pense depuis toujours », comme elle se confie dans une récente interview accordée à Joseph Vebret. Cette permanence de l’enfance si étroitement liée à un territoire bienveillant et porteur de rêves qu’elle fait sienne ne peut pas ne pas rappeler la formule enchanteresse de Saint-Exupéry qui n’hésitait pas à écrire dans « Terre des hommes », « Je suis de mon enfance comme d’un pays ». Celui d’Emmanuelle de Boysson, ou plutôt de Juliette, le personnage principal de son roman, se trouve dans la vallée alsacienne de la Bruche. Contrée légendaire qui regarde loin vers Mulhouse, en passant par Saint-Dié et Colmar, tout en laissant la rivière qui lui donne son nom suivre presque à l’identique le cours du Rhin qui coule dans son lit d’en face et dans lequel elle se verse plus au nord. Pays verdoyant où « la micheline écarlate roulait le long des champs » sous l’œil indifférent des « vaches grasses [qui] ruminaient à l’ombre des vergers ».
C’est dans ce décor mi urbain, mi villageois que se déroule l’action de ce livre que nous n’hésiterions pas à qualifier d’initiatique, tant le passage vers l’adolescence et vers la consistance d’un support narratif (le journal de Juliette) plaide pour ce qualificatif qui n’a ici rien de surprenant, encore moins de dissimulé et d’invraisemblable.
Emmanuelle de Boysson prouve une fois de plus ce que nous savions d’elle à l’aide des confidences faites lors de ses nombreux entretiens, à savoir sa capacité de faire œuvre de littérature à partir de son histoire familiale qui devient sous son regard émerveillé sujet romanesque, chargé d’une signification qui transcende l’anecdotique pour rejoindre la fiction. Consciente que « raconter sa vie ne fait pas un roman », comme elle l’écrit dans la même interview, elle passe avec aisance la main à l’invention romanesque qui fait le délice des lecteurs par sa capacité de nous plonger dans une intrigue dont la grande qualité est, selon nous, la mesure parfaitement maîtrisée entre l’âge de ses personnages et les enjeux narratifs qui tiennent de la traversée de leur adolescence. Dans ce sens, elle accompagne ses personnages (surtout Juliette, Camille, Patrice et les autres), en les filmant, pour utiliser un terme cinématographique, à hauteur d’homme, caméra à l’épaule, hésitante et remplie d’une curiosité innocente.
Les lecteurs seront ravis de faire connaissance ou de revivre, tout étant question de génération, l’histoire des années ’68, vue avec les yeux d’une adolescente qui tente de se libérer de son milieu, de l’autorité ou de la morale parentale, ou des deux en même temps, tout cela dans une candide quête d’émancipation. Comme tout périple, celui qui tient du récit initiatique a besoin d’un objet fétiche qui joue le rôle de moteur métaphorique, celui de Juliette est son Solex, compagnon de voyage et, parfois, de virée, qui devient par la même occasion le symbole de cette époque qui se nourrit d’idéaux, de désirs du lointain et d’utopies. La quête de Patrice offrira à Juliette l’occasion de se poser une série de questionnements partagés entre un désir timidement amoureux d’adhésion à ses idées et une douloureuse incompréhension devant cette fuite en avant que l’on rencontre chez tous les candides de la Terre.
Comme révolte, appelons-là nécessaire, celle en rapport avec l’autorité familiale traverse la narration que Juliette fait avec nonchalance, se rapprochant plus de son père que de sa mère qu’elle trouve trop enfermée dans ses convictions traditionnelles, démodées et contraignantes. Nous sommes interpellés par le peu d’affection dans ses relations avec sa famille (sauf celles avec la grand-mère qui quitte, hélas, trop vite, la scène). Voilà pourquoi, elle n’hésitera pas à confier ce besoin de confidences au seul moyen consolateur pour elle, son écriture, son journal. Dans ce sens, le texte d’Emmanuelle de Boysson rend magistralement compte de ses débuts en littérature, tellement les fragments retranscrits ou inventés à partir de ses « petits cahiers » sont porteurs d’une prometteuse beauté d’écriture. « Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’aimais écrire des histoires, créer des personnages », écrit Juliette qui n’est autre ici que la narratrice elle-même qui décrit ainsi avec timidité ses premiers pas dans le monde des lettres.
Le mérite de ce roman est à la mesure de l’intention auctoriale qui y prend toute sa place dans ce que nous pourrions appeler l’équilibre fragile entre le désir d’écriture et la fragilité du monde décrit, tant l’enfance est, on le sait, difficilement saisissable dans son ingénuité et tout aussi inabordable à l’écriture. Emmanuelle de Boysson réussit admirablement son pari, surtout que la tentation de l’écriture, portée tant d’années dans le tiroir des projets impératifs, était, sans doute, incommensurable et porteuse de risques.
Parmi les multiples promesses de ce livre, citons la joie de chaque lecteur de retrouver une partie de soi-même, sans doute, chacun à des niveaux différents, d’une histoire récente qui a forgé la génération qui, aujourd’hui, peut se vanter d’avoir réussi à marcher la première sur la surface d’une émancipation dont le nom est La Modernité. Il porte aussi le signe d’une liberté qui respire encore les caresses insolentes du vent au rythme d’une époque enivrante que le Solex, aujourd’hui oublié et rangé au rayon des souvenirs de jeunesse, fait renaître dans les pages de ce livre magique.
Merci pour ce retour dans la féerie de nos multiples souvenirs somnolents que ce récit véritablement enchanteur ramène à la lumière du jour !
Dan Burcea (01/04/2017)
Emmanuelle de Boysson, Les Années Solex, Édition Héloïse d’Ormesson, 2017, 217 pages, 18 euros.
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