Que demander de plus au poète – s’interroge René Char – que de se délecter du goût « des étoiles acides et vertes en été » et de celles dont l’hiver offre « leur pleine jeunesse mûrie » ?
Arnaud Le Vac préfère quant à lui être « un passeur de langage et d’histoire » pour qui « vivre et aimer » est la meilleure expression de la présence commune des hommes et des livres, du langage comme expression sublime de l’existence. Le poète est avant tout un amoureux de voyage à travers des paysages du continent européen qui l’amène de Paris à Bucarest et de Venise à Amsterdam. Qui est-il et pourquoi préfère-t-il traverser l’histoire « à pas de colombe » ? Ces points d’interrogation en soulèvent d’autres sur les auteurs qu’il visite en même temps que les paysages de ces villes. Arnaud Le Vac nous livre ici ses secrets de voyageur et de poète pour qui vivre et dire sont deux verbes presque synonymes, tout en sachant, selon lui, que ce qui compte ce sont « la renaissance du sujet, /son exploration, / sa reconnaissance ».
Comment définiriez-vous cette certitude du lien irréductible entre être et dire que vous postulez dans votre poésie ?
En soi, pas une définition, mais bien un fonctionnement du sujet dans et par le langage qui est une expérience empirique et qui permet une anthropologie dans son rapport au langage et à l’histoire. Cette disposition du sujet du poème est irréductible en tant qu’elle engage un vivre dans le langage qui est de l’ordre du poétique et de l’éthique. Du continu du rythme et du discours comme l’invite à le penser Henri Meschonnic. Le sujet du poème n’est pas le sujet philosophique dans la mesure où il n’y a pas pour lui de pensée sans discours. C’est tout le travail du poète de faire tenir ensemble dans le poème, le poétique et le politique. Je vois cette certitude qui sait douter comme un vivre et un dire dans le langage qui nécessitent un travail d’énonciation du sujet vers d’autres sujets. J’aime bien l’idée que, comme l’a dit Michel Deguy, tout poète travaille à son art poétique. C’est ce que je fais avec le poème ou bien comme ici avec vous, cher Dan Burcea, en réfléchissant autant qu’il est nécessaire avec la poétique et la linguistique pour écarter toute confusion possible avec la philosophie qui a finalement si peu avoir avec la poésie et le fait d’écrire comme tout poète son art poétique.
Vous ne cachez pas l’habitude de fréquenter les livres. Plus encore, leur présence prend des allures invasives, comme des objets qui se jettent sur vous dans le sommeil. Qui sont vos auteurs préférés ?
Benveniste a très bien vu cela en disant que nous vivons dans la civilisation du livre, du livre lu, du livre écrit, de l’écriture et de la lecture. Mes auteurs préférés sont incontestablement en ce moment Henri Meschonnic et Michel Deguy. Dédicaces proverbes et Ouï dire font partie pour moi des entreprises poétiques les plus réussies. Henri Meschonnic et Michel Deguy ont avec certain accord puis désaccord tous les deux pensé la poétique. Je pourrais encore vous citer Guy Debord et Marcelin Pleynet, Alain Jouffroy et Claude Minière, dont In Girum imus nocte et consumimur igni (Gallimard) et Le Póntos (Gallimard), Trans-Paradis-Express (Gallimard) et Le Grand Poème Prose (Tarabuste), sont pour moi des œuvres poétiques d’une très grande force subjective qui renouvellent tout à fait le langage.
Me permettez-vous de revenir au langage ? Je parle ici à la fois de la capacité de l’être de dire, de nommer les choses et des limites du rôle de passeur d’histoire qu’il souhaite s’approprier.
Il n’y a pas d’aventure du langage sans qu’il y ait l’aventure d’un sujet. De cette aventure du langage dépend pour le sujet sa capacité d’énonciation qui fait qu’un mot dans une phrase est toujours unique. Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre, dit Benveniste. Le sujet s’approprie l’histoire dans le langage et la vie de tous les jours. C’est pourquoi le langage ordinaire et révélateur de la liberté du sujet du poème. Je me vois dans Reprenons les chemins d’ici comme un passeur de langage et d’histoire dans la mesure où c’est pour moi aller vers l’inconnu du sujet et du poème qui fait contre toute attente le sujet du poème.
D’où vient votre passion pour le voyage ? S’agit-il d’une appétence réelle ou seulement d’une métaphore qui vous permet de traverser les cultures et, plus généralement, l’Histoire du 20e siècle que vous sondez dans vos poèmes ?
Je fais non pas ce que je veux, mais ce que je peux et cette liberté prise est un long chemin. Je cherche dans tout ce que je fais à rendre présents l’Europe et le poème européen.
Ce n’est pas un hasard si dans Reprenons les chemins d’ici j’évoque Ezra Pound en convoquant les poètes cités plus haut dans ce que l’on pourrait appeler une visée du poème.
Je cite ouvertement la célèbre formulation de Pound faite à D.G. Bridson lors d’un entretien en 1956 et qui dit j’écris pour m’opposer à cette idée que l’Europe et la civilisation sont damnées. C’est un mouvement de la parole dans le langage allant vers une reconnaissance de l’Europe. À s’approprier au présent sa culture immense et complexe pour en faire usage dans ce qui nous attend. Je tiens à faire mienne cette culture cosmopolite qui dépasse les cultures nationales dans et par lesquels nous pensons encore ou croyons penser. La chute du mur de Berlin et la création de l’Europe sont des évènements historiques considérables qui permettent aujourd’hui de repenser ensemble nos démocraties.
Comment expliquez-vous cette affirmation : « Comme en toute chose/dans la vie/ce n’est pas nous/qui allons vers les villes/ et les livres, / mais ce sont bien les villes/et les livres/qui viennent à nous » ?
Par ma propre expérience en tant que sujet humain travaillant à la reconnaissance du sujet et de son historicité. Le sujet humain demeure par son historicité en tant que sujet présent et à venir. J’aimerais pour étayer cette proposition citer Wilhelm von Humboldt qui a été le premier à situer la langue à travers ce nouvel humanisme issu des Lumières : « En elle-même la langue est non pas un ouvrage fait (Ergon), mais une activité en train de se faire (Energeia) ». Le travail du sujet est d’aller vers son propre inconnu. C’est un travail contre le signe. Humboldt voit cette activité du sujet comme une individuation en acte du sujet, mais de la subjectivité dans ce qu’elle a de plus intime et qui permet au sujet de se livrer à toute son originalité avec la langue : « L’âme, au moyen de la force d’abstraction, peut parvenir au signe, mais elle peut également, en ouvrant toutes les portes de sa réceptivité, accueillir toute l’impression de la substance originale de la langue. Le locuteur peut, par son maniement, aller dans un sens ou dans un autre, et l’usage d’une expression poétique étrangère à la prose n’a souvent d’autre effet que de préparer l’âme à ne pas prendre la langue en tant que signe, mais à se livrer à toute son originalité. » C’est à ce travail contre le signe que je situe cette affirmation. Il s’agit comme l’a pensé Humboldt d’ouvrir toutes les portes de sa réceptivité et d’accueillir toute l’impression de la substance originale de la langue. C’est si vous voulez un travail du connu vers l’inconnu et non pas comme nous le pensons en prenant le signe pour un absolu de l’inconnu vers le connu. J’essaye dans Reprenons les chemins d’ici de témoigner de cette expérience à travers mes lectures et mes séjours à Paris et à Venise comme à Amsterdam et à Bucarest.
Qui des auteurs que vous convoquez vous est le plus cher ? La liste est assez longue, si l’on vous lit attentivement, contenant des noms comme Breton, Tzara, Apollinaire, Dante, et même des philosophes comme Érasme ou Spinoza.
Je dirais André Breton et Tristan Tzara. Pour ces deux grandes révolutions de l’esprit que sont dada et le surréalisme au XXe siècle. Pour toutes les questions qu’ils ont posées pour et contre la modernité. La question du langage et de l’énonciation est capitale chez ces deux très grands poètes. Le poétique rejoint l’éthique et le politique. La poésie fait partie d’une pratique du langage et de la vie qui pousse le discours dans ses plus infimes retranchements sur la voie publique. André Breton et Tristan Tzara sont aussi les auteurs des plus fameux manifestes du XXe siècle. Qui n’a pas lu cela ne peut pas vraiment comprendre les enjeux qui sont ceux de la littérature aujourd’hui. Je vous avouerai que mon choix de vivre à Paris coïncide avec ma lecture d’André Breton et de Tristan Tzara. Je sais que d’autres citeraient à ma place Paul Valery ou Jean-Paul Sartre : ce que je considère tout à fait. La littérature est politique.
Une autre citation que vous aimez est celle de l’écrivain néerlandais Cees Nooteboom selon qui « La ville est un livre ouvert, le promeneur est son lecteur ». Que signifie pour vous cette affirmation ?
Cette affirmation signifie pour moi mon rapport au langage et à la vie en tant qu’elle est aussi traversée par la littérature. Je tiens dans tout ce que je fais à ne pas dissocier la lecture de l’écriture et l’écriture de la lecture. Cette phrase de Cees Nooteboom que j’aimerais avoir écrite opère contre la dualité du signe. Elle fait par son rythme et son discours un acte de langage spécifique. De notre rapport au langage et à la vie dépend notre rapport au monde. Et de notre rapport à la littérature et au monde une tout autre présence du sujet. La littérature est ce qui est venu transformer la linguistique au XXe siècle. Cees Nooteboom qui s’est tenu à l’écart du courant de la sémiotique n’en réfléchit pas moins à la linguistique.
Vous évoquez Bucarest parmi d’autres villes qui font partie de votre itinéraire européen. Que pouvez-vous nous dire sur vos liens avec la capitale roumaine avec ses cafés, ses librairies et ses jardins ?
Bucarest est une capitale européenne vivante et incontournable. Je dis vivante par son rapport à la tradition et à la modernité, et je dis incontournable par sa proximité avec les Balkans. Ce sont des atouts très forts qui font que l’on se sent immédiatement au cœur de l’Europe. Une Europe retrouvée après la séparation de l’Ouest et de l’Est. C’est pour moi un acte salvateur de me trouver à Bucarest. Surtout avec ce qui fait la singularité de ce pays de l’entre-deux entre ses mœurs et ses influences slaves et latines. Je suis sensible aussi à l’influence française sur la politique et la culture. La francophonie y est tout à fait à sa place. Paris et Bucarest ont toujours été proches. La ville de Bucarest avec son vieux centre, ses différents quartiers, ses célèbres cafés, ses librairies et ses jardins ont tout d’une capitale où la vie compte.
De quand date votre dernier voyage à Bucarest ? Avez-vous des attaches ou des amis là-bas ?
Je suis rentré d’un séjour à Bucarest il y a tout juste une semaine. Je suis attaché à cette ville pour les raisons dîtes plus haut, mais aussi par la rencontre à Paris d’une femme qui vivait à Bucarest et qui est présente aussi bien dans Reprenons les chemins d’ici que dans On ne part pas (éditions du Cygne, 2017). J’ai découvert cette ville à la fois seul et avec elle lors de mon premier séjour en 2008. J’ai inséré dans Reprenons les chemins d’ici des poèmes sur Bucarest et la Roumanie écris lors de mes premiers séjours en Roumanie et qui ont pour moi une grande importance dans la mesure où ils témoignent à leur façon de l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne. Ces poèmes ont été publiés initialement dans la revue Paysages écrits n°25 de Sanda Voïca. Par ailleurs, j’ai assisté lors de ce dernier séjour à la rencontre poétique autour et avec Michel Deguy qui s’est tenue au Musée National de la Littérature Roumaine le samedi 18 mai 2019. La vie intellectuelle parisienne fait aussi partie de la vie intellectuelle bucarestoise. Il y a une vive reconnaissance des intellectuels roumains pour le renouvellement des connaissances qui ont eu lieu à Paris dans les disciplines de la linguistique et de la critique.
Quel est selon vous le charme principal de cette ville ? En quoi a-t-elle droit de cité dans votre poésie ?
L’on sert les meilleurs cafés de toute l’Europe dans les plus beaux cafés et bistros de Bucarest ! J’ose espérer que ma réponse vous plaira autant que j’ai eu de joie à lire votre question. Il y a pour moi un humour bucarestois que j’aime beaucoup entre hospitalité et réel souci de l’autre. Les valeurs européennes ont un sens manifeste dans la culture roumaine. C’est cette reconnaissance que je suis venu chercher et trouver dans ma poésie à Bucarest. Si bien qu’il me plaît de terminer cet échange avec cet Art poétique de Nichita (Stànescu) : « Si le poète se décourageait, / Les feuilles tomberaient des arbres – / et leurs branches prendraient le profil de potences. / Si les poètes se décourageaient, / les femmes enceintes ne donneraient plus la vie, / ne donneraient plus jamais la vie. / Mais de grâce et de misère, le poète, / de grâce et de misère, meurt toujours, toujours, / avant de se décourager ».
Interview réalisée par Dan Burcea
Arnaud Le Vac, Reprenons les chemins d’ici, Éditions du Cygne, 2019.