Interview. Lise Marzouk: «Je voulais explorer ce qui se passe dans la tête d’une mère soudainement confrontée à l’épreuve absolue: la perte possible de son enfant»

 

Depuis la publication de son roman Si aux Éditions Gallimard, Lise Marzouk enchaîne les conférences pour parler du sujet de son livre, celui de la maladie et surtout de la guérison de son fils Solal, après un long combat contre un lymphome. C’est pour elle l’occasion de guider son auditoire dans les méandres de l’espace, du temps et du langage de l’univers hospitalier qui l’aide à rendre compte de sa douloureuse expérience. En fait, son obsession de combler « les multiples fractures du langage » et de « fixer l’innommable » n’est qu’une inlassable manifestation de la volonté d’aider son enfant à remporter une victoire définitive sur la maladie malgré le cortège de peurs, de craintes, de menaces et de mort qui se cachent derrière elle. Le choix du titre n’est pas non plus le fruit du hasard. Tout au long de sa narration, elle ne cessera d’en sonder toutes les possibilités sémantiques pour arriver à miner la force du conditionnel qui tente de l’emporter sur l’espoir.

 

Comment avez-vous choisi ce titre pour votre roman ?  

L’idée d’intituler le livre Si m’est venue assez tôt, d’une simple anecdote que je raconte au début du chapitre 4. Un matin, dans la cuisine, je prends le petit-déjeuner avec ma fille Anna, sept ans, et mon fils Nils, quatre ans. Leur frère aîné est hospitalisé depuis deux jours en cancérologie. Anna m’interroge abruptement : « il va mourir ? ». Je ne veux pas mentir, je ne peux pas promettre. Je tente donc une réponse ouverte, celle que l’on nous a faite la veille à l’hôpital : « ça se guérit ». Je sais bien alors l’espace que trace en creux cette formule, un espace où peut toujours venir résonner le hasard. Un abîme, au cœur même de l’espoir. Anna le comprend et s’en saisit : « Et si on ne le guérit pas ? ». Je répète, plus fermement : « ça se guérit ». « Et si on ne le guérit pas ? », reprend ma fille. Par trois fois le même échange a lieu, jusqu’à ce que, finalement, je tente de couper court, traduisant mon désir en conviction : « écoute, il va être soigné dans un excellent hôpital, il n’y a pas de si ». Mais l’enfance ne se satisfait pas de fausses certitudes, fussent-elles l’expression de l’amour maternel. Anna me regarde donc en souriant et, avec délicatesse, délivre ces mots, définitifs de sagesse et de poésie : « do ré mi fa sol la si do. Tu vois bien, maman, qu’il y a un si ».

En donnant forme littéraire à cet épisode, j’ai compris que ce matin là, dans cette cuisine, nous nous étions trouvés, mes enfants et moi, soudainement projetés hors du temps et des âges, au plus près d’une vérité tellement vibrante, tellement criante, qu’elle investissait jusqu’à la parole d’une petite fille. Car Anna savait déjà. Elle savait qu’il faudrait accompagner son frère. Elle savait, surtout, ce que cela impliquait : avancer pendant des mois suspendus à un doute qui pouvait prendre différentes formes hypothétiques – « et si ça ne marchait pas, et s’il rechutait » – mais qui se ramenait, in fine, à un seul indicible – « et s’il mourait ». C’était cela, accompagner : non pas nier le « si » de la menace fatale, mais le composer, pour continuer de vivre, avec toutes les autres notes de la gamme. J’ai senti qu’au delà de notre cas particulier, les mots d’Anna, ces simples mot d’enfant, évoquaient la vie en général. Ses craintes et ses espérances, ses combats et ses joies. Pour chacun d’entre nous en effet, il y a toujours un « si ».

De cette anecdote initiale est venue, donc, l’idée d’insérer le mot « si » dans le titre. J’ai souhaité ensuite m’en tenir à ce seul mot, et non à une expression l’incluant, parce qu’il me semblait permettre de condenser plusieurs significations, comme autant de pistes offertes à l’imaginaire du lecteur. Quand on y pense, « si » s’avère en effet particulièrement polysémique : au-delà de la conjonction et de ses hypothèses, circonscrites entre irréel du passé et risques potentiels, entre regrets et angoisses, il offre à l’esprit un champ vaste de possibles. C’est d’abord un nom commun, celui de la septième note de la gamme, qui vient évoquer, comme dans la phrase d’Anna, les ressources de la créativité musicale face à l’épreuve. À l’Institut Curie, il y avait, au milieu des couloirs, un piano en libre accès : nous avons continué, mon fils et moi, à jouer, à chanter, comme avant la maladie. Le professeur de piano de Solal est venu chaque samedi lui donner à l’hôpital son habituel cours et accompagner les chansons que j’écrivais alors, consacrant l’évidence d’une continuité par-delà le chaos. Ce « si » de la musique est un pied de nez au cancer, à la mort, un chant plein de joie lancé au visage des hypothèses sombres. Le livre est tout traversé de cette musicalité. La polysémie du mot renvoie également au « si » du faire semblant, du « faire comme si », celui du « et si » des jeux d’enfants (« et si on était des super héros »), rappelant que dans un service d’oncologie pédiatrique, on joue, on rit, on rêve, on s’amuse encore. Les violences du réel n’y ont assurément pas raison de l’imaginaire. « Si », c’est aussi, ne l’oublions pas, un adverbe d’intensité, qui vient souligner ici la capacité humaine de résistance. Il faut être « si » fort en effet pour combattre la maladie. L’adverbe d’intensité se double enfin de celui d’affirmation. Inscrit en lettres rouges capitales sur la couverture du livre, le titre « Si » apparaît en définitive comme une solide assertion, saluant la puissance des mots et de l’imaginaire face à la négation effroyable qu’est le cancer.

La liste de ces « si » n’est bien sûr pas exhaustive. Des lecteurs m’ont fait part d’autres sens, d’autres connexions auxquelles je n’avais pas pensé – des transpositions en langues étrangères, des intertextes, des coïncidences. C’est un titre ouvert qui laisse à chacun une large liberté d’interprétation et d’imagination.

Dans le cinéma il y a l’acteur et le réalisateur, celui qui joue la scène et celui qui la scrute derrière la caméra. Sauf que votre expérience est beaucoup plus complexe. Elle vous plonge avec autant de violence à la fois dans le vécu et dans l’écriture. Quel sens prend la célèbre formule « d’après une histoire vraie » et quelle interprétation faut-il lui donner ?

On m’interroge régulièrement sur le genre de ce texte qui semble en effet osciller entre histoire vraie et fiction littéraire, entre récit et roman. Il s’agit bien, stricto sensu, d’une histoire vécue. De ce point de vue, c’est simple : tout est absolument vrai.  Les personnages (même si j’ai changé quelques noms pour des raisons de confidentialité), les lieux, les conversations, les anecdotes, les péripéties, la chronologie même des événements, tout a véritablement eu lieu. Pourtant, la couverture du livre ne porte pas de précision de genre. Ni récit, ni mémoire, ni autobiographie. Et dans sa réception même, il semble qu’il y ait une certaine ambivalence. Tandis que Si est utilisé dans les milieux médicaux et hospitalo-universitaires comme un témoignage sur l’hôpital, aidant à comprendre le vécu des patients, les relations entre patients et médecins, la résilience et ses stratégies, la critique littéraire l’a abordé comme un roman, commentant ses différents ressorts narratifs, sa construction plurielle, l’alternance des voix, le jeu des temps et de la mémoire, le travail de la phrase ou des sonorités, l’usage même de différents genres (journal, conte, mythe, chanson) etc. Si a par ailleurs été nommé au Goncourt du « premier roman » et a reçu le prix Ulysse du « premier roman », ce qui brouille un peu plus les pistes pour qui voudrait une catégorisation stricte des choses. Il y a eu, en tout cas, plus que témoignage, recomposition littéraire. Alors, histoire vraie ou roman ? Encore faudrait-il préciser ce que l’on entend par “roman”, la critique littéraire n’ayant pas fini d’en débattre ! Mais si l’on prend le terme dans une acception moderne, où la polymorphie l’emporte sur l’exigence de fiction, je dirais volontiers que Si, à l’instar de bien d’autres récits, relève d’une double nature : autobiographique par son sujet, mais romanesque dans ses modalités. On pourrait donner ce sens à l’expression « d’après une histoire vraie ».

Quel a été, dans le cadre de cette « recomposition », le degré de liberté dont vous avez bénéficié ? Y a-t-il un lien entre le sujet traité et le genre littéraire apte à l’incarner ?

À dire vrai, quand on écrit, je crois qu’on ne se pose pas vraiment la question en ces termes. On ne pense pas que l’on va écrire tel ou tel genre. On cherche juste le meilleur moyen de dire ce que l’on à dire, de s’approcher au plus près, de coller au plus vrai de ce que l’on veut relater, qu’il s’agisse d’une expérience directement vécue – comme c’est le cas ici – ou d’une histoire que l’on invente. On puise, de toute manière, dans le réseau complexe des sensations, des expériences, des rencontres, des œuvres, des mots, des pensées qui trament notre être profond. Il me semble à cet égard que c’est toujours, en définitive, le sujet qui détermine la forme – ou les formes – les plus appropriées à sa juste expression. C’est de cette manière, en tout cas, que j’ai écrit Si.

Et c’est sans doute de la même manière que vous avez construit votre personnage, cette mère prise dans le tourment de la maladie de son enfant.

En effet. Je voulais explorer ce qui se passe dans la tête, le cœur, le corps, la vie familiale et sociale d’une mère soudainement confrontée à l’épreuve absolue : la perte possible de son enfant.  Explorer ses doutes, ses peurs, ses abandons, la folie qui la guette parfois, mais aussi toutes les stratégies de combat qu’elle met en place : l’amour, l’humour, l’imaginaire, la joie. J’ai donc repris simplement, pour commencer, le cours des choses. Comme je me souvenais bien de la première semaine, que la violence de l’annonce et du diagnostic avait inscrite, jour après jour, profondément dans ma mémoire, la première partie a pris l’aspect d’un journal. 7 jours, 7 chapitres, la « Genèse » de la catastrophe, dont les lecteurs me disent souvent qu’elle les a emportés comme un thriller. Ce n’est pas que je l’ai composée sciemment ainsi, mais c’est simplement qu’en essayant de retracer pas à pas les premiers jours, en épousant les soubresauts de la conscience traumatisée, en mimant dans les phrases le rythme effréné des pensées et des évènements qui s’emballent, j’ai sans doute retranscrit quelque chose de la terreur de ces premiers moments. On est là, vous le voyez, au plus près du « faire comme si » de la fiction.

Les mois d’hospitalisation ensuite m’ont semblé relever d’une forme de présent éternel, suspendu entre deux interdits – le passé et ses regrets, l’avenir et ses incertitudes – et sous-tendu par une éventualité intolérable : « et si on ne le guérit pas ». Il ne subsiste dans ce contexte qu’une solution pour continuer de vivre : rentrer dans le présent, prendre le parti des choses et des êtres, observer le monde environnant et l’habiter. La deuxième partie du livre a ainsi pris la forme de courts chapitres, consacrés à divers aspects de la vie à l’hôpital, comme une micro-société dont on examinerait les objets, les habitants, les us et coutumes, les mythologies. À la sortie de l’hôpital enfin, le patient et sa famille doivent renouer avec le temps des hommes, le temps d’un avant qui n’existe plus. On retrouve un passé et un avenir un peu différents. On se retrouve, tels qu’en nous-mêmes, profondément changés. Littérairement, cela s’est traduit dans la troisième partie par une envie d’écrire sur mon propre passé, sur mon enfance, et sur l’avenir, au travers du mythe de l’espérance.

C’est donc, pour reprendre vos termes, le vécu qui a appelé les formes littéraires pour le transcrire, avec pour seul souci de trouver les mots vrais, ou plutôt les mots justes, comme l’on parle de la justesse d’un chant.

Une justesse qui pourrait donner raison davantage à la formule « d’après une histoire vraie » ?

« D’après une histoire vraie » : vous avez sûrement raison, tout est dans ce terme – « après ».  J’ai écrit ce récit quatre ans après le déclenchement de la maladie. Je l’ai pourtant fait au présent, dès les premières lignes (« Tu es assis sur une chaise de paille jaune, dans la cuisine. Tu viens d’avoir dix ans. Tu tiens la bouche grande ouverte et je l’explore »), comme si je retraversais, et invitais le lecteur à retraverser avec moi, le vécu d’alors. Je l’ai fait sans y penser, mais c’est un faux présent. Un présent qui n’est pas celui des faits vécus, mais le mime, le recompose. Un présent qui vient après l’élaboration, dans la certitude de l’issue heureuse. Il s’agit, en d’autres termes, de faire éprouver le « Si » sans pour autant en courir les dangers. Il me conduit à écrire, dans un chapitre consacré aux photographies que je prends à l’hôpital, par défaut de disponibilité mentale pour tenir un journal : « Je pourrais écrire (…) mais je n’en ai ni l’occasion ni l’envie ». J’écris donc … que je n’écris pas. On touche là au paradoxe de la recomposition artistique, de la reconfiguration de l’existant dans l’œuvre. C’est là, dans l’espace entre le présent vécu et le présent revécu, entre l’histoire vraie et l’histoire d’après, que peut se glisser la littérature.

Pourriez-vous nous donner un exemple ?

Le chapitre intitulé « Touillette » me paraît particulièrement propre à exemplifier ce processus. Il prend place juste après le premier chapitre de la seconde partie, consacré, précisément, à définir le présent singulier de l’hôpital. À ce moment de l’écriture, je me souviens d’un épisode significatif : par un jour d’ennui et d’attente, dans la triste cafétéria de l’Institut Curie, je me suis retrouvée à faire de la musique, pendant des heures, avec une touillette en plastique récupérée au distributeur automatique. Tout est vrai : j’ai effectivement trompé l’angoisse, seule, dans cette morne cafétéria ; j’ai effectivement pris un thé, saisi le bâtonnet de plastique, l’ai fait vibrer sur le bord de la table et commencé à créer des mélodies. Mais en l’écrivant, ce passage a pris une ampleur, une densité, particulières. Voilà que le mot même de touillette est venu m’interroger, avec son étymologie, ses sonorités joyeuses et les rêveries qu’elles faisaient naître. Voilà que je me suis mise à explorer en détails les ressources mélodiques de ce simple objet de plastique, interrogeant l’expérience naïve et lui cherchant les noms techniques ignorés jusqu’alors : les hauteurs de tons, la courbe acoustique, l’enveloppe des sons. Voilà donc que l’objet d’un moment a pris forme littéraire en un chapitre entier.  Il s’était agi, des années auparavant, de passer le temps en jouant de la touillette sur une table en formica. Il s’est agi, quatre ans plus tard, de rendre sensible cette expérience en jouant avec les mots sur la page blanche. Finalement, les huit pages consacrées à la description de cette modeste touillette rendent pour moi compte, mieux que le ferait toute analyse ou description, de ce que j’ai éprouvé à l’époque en attendant l’issue des traitements, à savoir le caractère à la fois dérisoire, fascinant et touchant des ressources imaginaires dont l’homme dispose pour lutter contre la fatalité. C’est toute la magie du texte littéraire, qui d’un petit morceau de plastique jetable vous conduit, imperceptiblement, au fond des choses.

Peut-être est-ce pour cette raison en définitive que Si hésite entre récit et roman, parce que le sujet touchait à quelque chose de tellement essentiel à mes yeux qu’il valait la peine de l’explorer dans tous ses aspects, dans toute sa vérité. Et pour cela je n’avais qu’une obsession, qui était, pour le coup, proprement textuelle : être toujours au plus près des sensations et des pensées, être juste, sur la forme comme sur le fond.

Ce hic et nunc fondateur a-t-il été la garantie de ce que nous pourrions appeler une preuve d’authenticité, même si ce syntagme n’a nul droit de cité dans le territoire de la fiction ? Vous a-t-il aidé à vous projeter dans l’écriture ?

En tant que spécialiste des mythes et de l’imaginaire, j’avais publié des essais critiques, mais écrivais aussi, plus secrètement, des poèmes et des textes en prose. Je portais depuis bien longtemps des idées et des envies de roman ; j’en avais commencé plusieurs, mais le désir n’était pas suffisamment puissant pour l’emporter sur les questions de légitimité qui m’habitaient. Je n’osais pas. Pour maintes raisons, mes doutes étaient plus forts. L’effraction violente du réel que fut la maladie de mon fils a eu raison de ces hésitations. Vous dites très justement que la maladie de mon fils m’a projetée dans l’écriture. Il m’a semblé en effet que l’expérience vécue était tellement puissante et dense que je ne pouvais pas la taire : elle exigeait absolument d’être dite dans toute sa complexité. Elle forçait à l’expression. Cela constituait en fait une double exigence : raconter les choses dans leur vérité, nue, clinique parfois, sans dramatisation ni déguisement, sans pathos ni complaisance, mais le faire d’une manière telle que l’appréhension en soit tenable, supportable et même désirable, dans la durée.

La forme littéraire me paraissait particulièrement adaptée à cette double exigence pour plusieurs raisons. La littérature permet d’abord d’interroger les faits au travers de leur réception subjective par les individus. On peut ainsi dire le monde de l’oncologie pédiatrique de différents points de vue : observer les lieux, les objets, les relations entre les gens, témoigner donc d’une certaine réalité sociale en explorant, dans le même temps, les sensations, les sentiments, les images et les pensées qui reçoivent cet univers. Un texte, étymologiquement, c’est une trame, un tissage complexe, riche de plusieurs fils. Il est souple, sa forme n’est pas figée et peut donc s’adapter à la mobilité du réel, permettant de rendre sensibles des aspects qu’un discours théorique mettra plus difficilement en évidence : les relations, les ambivalences, les modulations, tout ce qui fait la complexité des choses. C’est sans doute pour cela que ce roman mêle plusieurs voix (le « elle » et le « je ») et plusieurs genres, adaptant sa structure à ce qu’il a à dire : le journal, la narration, la réflexion sociologique, la prose poétique, le conte ou le mythe. Je dirais volontiers que le texte littéraire, parce qu’il est ouvert et plurivoque, permet une approche plurielle de l’expérience.

On peut apporter ici pour preuve l’affirmation d’Alexandre Soljenitsyne dans Une journée d’Ivan Denissovitch. Selon lui, «hors de l’expérience littéraire, nous n’avons pas accès à la souffrance des autres».

Oui, cette citation me paraît particulièrement juste ici. D’une part, parce que la littérature, en plus de la puissance de témoignage que je viens d’évoquer, s’avère un outil idéal de transgression des tabous : elle dit ce qui ne doit pas se dire, elle fait entendre ce qu’on ne veut pas entendre. C’est une des raisons d’être de ce livre. On sous-estime beaucoup en effet l’interdit que représente dans l’imaginaire collectif la maladie grave de l’enfant, et en particulier le cancer pédiatrique. En ce qu’elle apparaît comme contraire à l’ordre des choses, la mort de l’enfant, fut-elle fantasmée sous la forme d’un « Si » hypothétique, constitue un scandale absolu. Un scandale qu’on préfère souvent taire. Il fallait donc absolument raconter le vécu des malades et de leur famille, le faire connaître au public pour susciter de l’intérêt, de la sollicitude à l’égard des patients et de la compréhension à l’égard des soignants. Comme il est dit dans le roman, je refusais que pour qui que ce soit « ce qui fut n’ait pas été ». Je voulais, au nom de tous, dresser le procès du cancer, « me porter partie civile » contre lui, afin de ne pas perdre la mémoire des choses et des êtres, afin que rien ne disparaisse avant qu’on n’ait pu le questionner. Je voulais aussi montrer tout ce qui, de l’humanité, à chaque instant résiste et affirme la vie au cœur même de l’épreuve.

Mais au-delà du tabou, c’est l’indicible que la littérature permet d’approcher : non plus ce qui n’ose pas se dire, mais ce qui ne peut pas se dire. Nul mot, nul discours, ne saurait résumer ce qu’est la peur de perdre son enfant pour un parent. Ce qu’on pourrait nommer avec Lacan le « réel » de la mort de l’enfant, qui n’est pas sa réalité, mais son inaccessible représentation. Le récit littéraire, dans sa complexité, vous emmène par tous les chemins jusqu’au bord de cet indicible, jusqu’à ce trou noir de la représentation : en raison du désir qui attire le lecteur vers la fin du livre, en raison du plaisir des mots, en raison de leur polysémie, en raison de ce qui se glisse entre les lignes, dans les silences mêmes, dans les fractures du langage. Cela dépasse, à dire vrai, la question de la mort de l’enfant. Cela concerne toute vie. « Vivre avec des si » ne se limite pas en effet à l’oncologie pédiatrique, ni même à la maladie. Cela interroge le rapport de tous au présent, au temps, à la mort. C’est le lot partagé des hommes. Dans cette perspective la vie à l’hôpital, cet espace-temps que l’on n’a pas choisi et qu’il faut pourtant bien habiter, suspendu à ses incertitudes, constitue une métaphore particulièrement expressive de la condition humaine. D’où peut-être le recours au mythe de l’espérance à la fin de Si. Le récit, parce qu’il doit réinventer constamment sa forme pour approcher l’insupportable et l’indicible, donne accès, derrière l’histoire individuelle, à une dimension plus universelle. C’est le sentiment de cet universel par-delà l’expérience particulière qui m’a autorisée à écrire.

Pardon de revenir au double positionnement qui se manifeste dans votre construction romanesque. Pourquoi avoir choisi d’écrire d’abord à la première, et ensuite en italique à la troisième personne ? En quoi ce changement d’angle est-il capable de mieux parler de vous, à la fois personnage et narratrice ?

Si est en effet un roman à deux voix. Il fait se succéder des adresses de la mère à son enfant, rédigées à la première personne, et des passages narratifs à la troisième personne. On me questionne régulièrement sur les raisons de cette alternance du « elle » et du « je » comme s’il y avait là une intention préconçue de l’auteur. Ce n’est pas, à dire vrai, un choix que j’ai fait à l’origine de manière complètement consciente. Cela s’est en quelque sorte imposé à moi. Après avoir écrit le début du livre à la première personne, j’ai soudain ressenti le besoin de prendre du recul. Il s’agissait, comme je vous l’ai dit, de raconter ce qui se passe dans la tête, le cœur, le corps, la vie familiale et sociale d’une mère soudainement confrontée à la perte possible de son fils. Comment on se bat pour son enfant, comment on tient bon pour lui donner espoir, comment on continue soi-même d’avancer, de rire, de chanter, d’échanger, de vivre, suspendu à une telle éventualité, à un tel « si ».  Le “je” n’y suffisait pas. Pour explorer, dans tous leurs aspects, les soubresauts d’une conscience soumise à l’insupportable, j’avais besoin de me mettre à distance, de m’observer, pour ainsi dire, de l’extérieur, afin de décortiquer la complexité des sensations, des pensées, des gestes qui m’avaient traversée alors. Il y avait là la volonté quasi obsessionnelle de donner, au travers de mon expérience, un portrait aussi précis, aussi juste que possible de cette épreuve absolue imposée à l’amour parental et des stratégies mises en place pour y faire face. C’était comme une sorte d’approche phénoménologique dont j’aurais été à la fois le sujet éprouvant et l’objet d’expérience. J’ai alors naturellement commencé un paragraphe à la troisième personne, considérant cette mère avec un regard neuf. Il m’a semblé que cela fonctionnait. J’ai donc continué cette alternance, laissant, à chaque étape, ce que j’avais à dire décider naturellement de la forme la plus appropriée. J’ai laissé, en quelque sorte, le langage choisir.

Permettre au langage de prendre le relais, comme vous le suggérez, n’était pas une occasion rêvée de permettre à votre personnage de se retrouver avec soi-même ?

Assurément. En avançant dans l’écriture, j’ai découvert d’autres raisons à l’alternance des deux voix. Ce fut le cas notamment dans le chapitre « Je est une autre ».  J’y raconte les formes de dissociation du moi que ressent le parent d’un enfant malade. Il lui semble d’abord avoir deux formes d’identité, l’une à l’hôpital, où il passe la majorité de ses jours et de ses nuits, l’autre dans le monde extérieur, où il doit malgré tout continuer d’exister, en particulier s’il y a d’autres enfants dans la fratrie. Deux temporalités, deux espaces, deux types de langage, deux personnalités que l’alternance du « elle » et du « je » permet, en quelque manière, d’approcher. Mais à l’hôpital même, le parent se découvre également dissocié. Il ne peut en effet se payer le luxe de penser à lui-même : il n’en a ni le loisir ni l’envie. Son énergie et sa force vitale sont tout entières tournées vers l’enfant. Le parent du petit malade marche ainsi au-devant de lui-même, laissant son être propre en arrière, oublié, tu. Cette dissociation, qui est celle de tout accompagnant, est en fait protectrice. Il serait trop dangereux pour l’adulte d’éprouver entièrement sa propre souffrance. Qui sait s’il saurait y résister ? Qu’adviendrait-il alors de l’enfant ? Cette dissociation protectrice redouble d’ailleurs celle qu’expriment bien souvent les malades eux-mêmes, tiraillés entre leur corps soumis à la douleur et aux traitements d’une part et leur esprit d’autre part qui cherche dans toutes ses capacités imaginantes et mémorielles des modalités de maîtrise, d’évasion et d’espérance. Il m’a semblé alors que l’alternance du « elle » et du « je » pouvait mimer ce type de dissociation, la rendant littérairement tangible. Par la suite, en écrivant pour la troisième partie du livre un conte relatant l’enfance de la mère, m’est apparue une dimension plus personnelle, plus secrète aussi, exprimée par ces changements de points de vue : entre les lignes du récit se cherchait en effet une autre voix, celle de la femme, celle de l’écrivain, redonnant, à la lumière de l’épreuve, un sens à toute son histoire. Ce fut dans l’écriture une sensation assez vertigineuse, le contact soudain avec cet inconscient du texte qui dessinait en filigrane du récit un parcours de vie. J’assistais ainsi à la construction d’un « je » dans et par le langage.

Quel effet produisent, selon vous, ces deux voix sur le lecteur ?

Je ne peux que vous répondre ce que les lecteurs eux-mêmes m’en ont dit. Ils m’affirment le plus souvent que cette alternance des voix donne du souffle, de la respiration à la lecture. Beaucoup m’écrivent aussi qu’elle leur a permis de s’attacher au récit, au point de ne plus pouvoir le lâcher malgré la difficulté du sujet. Elle a même conduit apparemment certains à aller au-devant d’un roman dont le thème les rebutait tant qu’ils n’auraient jamais osé le lire s’il ne leur avait été recommandé pour son écriture. De même qu’elle protège le parent ou le patient, la dissociation des points de vue paraît donc protéger aussi la lecture : on peut ainsi s’identifier à la mère de l’enfant malade, l’accompagner dans les épreuves comme dans les bons moments, mais se tenir également, quand cela est nécessaire, à distance raisonnable, en considérant plus alors le plaisir de la réflexion et de la transfiguration littéraire des choses. C’est une manière d’approcher l’indicible sans trop de risques. Il y a là une sorte de sublimation qui dépasse de loin la question du cancer de l’enfant, et même de la maladie. Je le constate dans les lettres des lecteurs : pour certains, il s’est agi d’interroger une vocation de soignants, pour d’autres d’explorer leur résilience face à la perte d’un proche ou plus généralement leurs propres ressources face à la douleur ou à la souffrance morale, pour d’autres encore de questionner leur rapport à la parentalité – qu’ils aient ou non des enfants -, pour d’autres enfin d’affronter la peur de leur propre mort. En nommant les choses, en leur donnant forme, en prenant même plaisir à leur dimension poétique, ils renouent ainsi avec l’espérance. C’est que la lecture, comme l’écriture, est, il me semble, intimement liée au désir et à l’amour de la vie dans toutes ses dimensions, des plus lumineuses aux plus sombres. Il est satisfaisant à cet égard pour le lecteur de savoir que, quoiqu’il advienne, il reste toujours le choix des mots. Après tout, vivre avec des « Si » n’est-il pas l’affaire de chacun d’entre nous? On est tous l’accompagnant de quelqu’un, à commencer par soi-même. Peut-être cette double structure narrative, entre « je » et « elle », entre vécu et distance, donne-t-elle plus aisément accès à la forme d’universel dont je parlais tout à l’heure, par-delà l’histoire particulière d’une mère et de son enfant.

Revenons aux faits et plus précisément à leur emprise au moment de l’annonce de la maladie de votre fils. Vous écrivez : « Je n’ai pas même une sensation de surprise. Je suis une athlète surentraînée à l’imminence de la catastrophe ». S’agit-il déjà une première petite victoire contre la maladie ? Un refus, voire une négation de la peur ?  

Je ne pense pas qu’il s’agisse de minimiser ou de nier la peur. Il s’agit plutôt, au moment de l’annonce terrifiante, de rassembler ce qui peut constituer mes forces de résistance. Face à un tel diagnostic, comme face à toute catastrophe, on est souvent, d’abord, frappé de sidération. On ne pense plus. On n’agit plus. On est comme paralysé. Ce sont alors les réflexes de défense acquis qui doivent prendre le relais. Or, il se trouve que, bien avant le cancer de mon fils, depuis ma propre enfance en fait, j’entretenais un rapport particulier à la maladie et à la mort. On croit toujours que les enfants sont préservés, qu’ils évoluent dans une certaine innocence, une forme de naïveté protectrice. Mais ce n’est pas parce qu’ils savent en revenir plus aisément au jeu, à la joie, que les enfants n’ont aucune conscience du tragique. Certains, pour des raisons familiales, sociales, psychiques, intellectuelles s’avèrent même particulièrement hantés par ces questionnements. Ils entendent, savent, devinent, craignent, anticipent, supportent, parfois en lieu et place des adultes qui les entourent. Étant issue d’une famille de médecins, marquée par ailleurs par une série notable de pathologies et d’accidents, j’ai pris conscience très tôt de la fragilité de la vie. Elle m’apparaissait comme une fulgurance précieuse entre deux néants. J’ai grandi ainsi avec l’idée que le drame est toujours possible, toujours latent. J’ai appris à faire avec, ou plutôt sans. C’est à la fois un handicap et une force. Cela m’a conduit à développer une familiarité avec la souffrance morale et physique – avec son vocabulaire, ses modalités d’expression, les relations qu’elle tisse entre les êtres, les sillons qu’elle creuse à l’intérieur de chacun – en même temps qu’un goût prononcé pour tout ce qui lui résiste – la beauté, l’art, l’humour, le jeu, l’empathie, l’amour, la sensation, le désir. Nombreux sont ceux qui, ainsi « surentraînés à l’imminence de la catastrophe », s’avèrent à la fois de grands anxieux et de grands passionnés de la vie. Je pense souvent à cet égard à la « joie silencieuse » du Sisyphe d’Albert Camus. En redescendant vers la plaine, prêt à rouler de nouveau vers le sommet de la montagne un rocher qui inexorablement retombera, Sisyphe, par la conscience même qu’il a de son destin, lui devient supérieur. Il faut, nous enjoint Camus, « imaginer Sisyphe heureux ». Il y a, me semble-t-il, quelque chose de cette joie tout à la fois impuissante et révoltée dans Si.

Interview réalisée par Dan Burcea

Photo: copyright ©Francesca Mantovani-éditions Gallimard

Lise Marzouk, Si, Éditions Gallimard, 2018, 320 p.

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