Interview. Céline Debayle : «Cette étonnante relation d’amour, comme il n’en existe pas d’autres, a fait naître dix poèmes des Fleurs du Mal»

 

En visitant le Musée d’Orsay, les curieux avisés connaissent l’histoire de la Femme piquée par un serpent, statue que l’artiste Auguste Clésinger réalisa dans des conditions techniques particulières, en utilisant un moulage sur nature d’un corps. Ce fut la première raison du scandale que cette œuvre d’art présentée au Salon de 1847 provoqua, l’autre cause étant d’ordre mondain et tenant de la personnalité du modèle qui n’était autre que la demi-mondaine Apollonie Sabatier. Qui était cette femme et pourquoi intéresse-t-elle tout autant l’histoire de la littérature que celle de l’art ? La raison est que cette beauté parisienne fut la muse et l’amante d’un court instant de Charles Baudelaire.

Céline Debayle consacre à cette liaison un livre surprenant d’intensité et d’attention, « Baudelaire et Apollonie – Le rendez-vous charnel », publié aux Éditions Arléa. Plus qu’un simple récit, le recueil se présente comme un roman : cela en dit beaucoup sur l’ambition de l’auteure d’attribuer à cette histoire une aura dont seules les liaisons amoureuses célèbres en sont les heureuses détentrices.

Pourquoi avez-vous choisi ce sujet qui risquait de forcer la porte de l’intimité entre vos deux personnages ?

Apollonie n’était pas une demi-mondaine, synonyme de courtisane, au sens péjoratif. Elle était tout simplement une femme libre, en avance d’un siècle sur son temps, une muse qui préférait additionner des amis artistes ou écrivains plutôt que des amants fortunés, être en compagnie des bohèmes comme on disait, à la tête pleine plutôt que les poches. Et c’était le cas de Baudelaire. Elle était admirée et considérée par ses amis créateurs du milieu du XIXe siècle à Paris, époque de flamboiement artistique et littéraire, avec Delacroix, Courbet, Musset, Balzac, Flaubert et tant d’autres. «La plus aimée, mais aussi la plus profondément respectée de toutes les créatures », écrivait Baudelaire. Cela dit, oui ce sujet force la porte de l’intimité, mais il me plaisait par sa singularité et son étrangeté : Baudelaire amoureux, longtemps idolâtre platonique, puis amant éphémère. De plus, ce rendez-vous charnel entre le poète et sa muse est peu connu, et il a lieu une semaine, jour pour jour, après le verdict au procès des Fleurs du Mal, le 27 août 1857. Comment l’immense Baudelaire avait-il passé ce moment intime ? Son cœur mis à nu comme son corps, le montrait d’une manière différente, et, à mes yeux, passionnante. J’espère avoir évoqué ces heures secrètes en douceur, sans notes criardes, par petites touches d’aquarelle, pour utiliser une image picturale, puisque l’art est aussi au centre du roman, l’accompagne de l’incipit jusqu’aux dernières lignes.

Vous avouez une passion de longue date pour la poésie baudelairienne. À part cette œuvre, quelles ont été vos sources littéraires ou historiques ?

 La poésie de Baudelaire et tous ses autres écrits, de La Fanfarlo à Fusées, des critiques d’art à Spleen et Idéal -sa prose poétique. Et sa volumineuse correspondance. J’ai lu aussi de nombreuses biographies et essais sur le poète et la muse, dont « Charles Baudelaire », de Claude Pichois et Jean Ziegler, -une référence-, et le remarquable travail de Thierry Savatier sur Apollonie, « Une femme trop gaie ». Sans oublier, les merveilleux écrits du poète Yves Bonnefoy, baudelairien de renom. J’ai lu ou relu aussi les correspondances et œuvres des amis de Baudelaire et d’Apollonie, pris des informations sur les salons littéraires à Paris, sous le Second Empire, dont celui de la Princesse Mathilde, et sur la vie quotidienne à cette époque. Comment vivait-on dans la capitale sous le règne de Napoléon III ? J’ai consulté des ouvrages historiques, bien sûr, et des archives sur le mobilier, la mode vestimentaire, les théâtres, j’ai regardé des peintures, des dessins, des gravures, des plans anciens, consulté les gazettes de l’époque, y compris la Gazette médicale de Paris, pour connaître les traitements du choléra et de la syphilis. Je voulais placer ce rendez-vous d’amour dans un contexte véridique, mettre les amoureux dans leur environnement.

Le choix romanesque vous a-t-il semblé plus approprié pour rendre compte du sujet de votre livre ?

Oui, puisqu’il fallait imaginer entièrement cette nuit du rendez-vous charnel. On en sait peu à ce sujet, excepté qu’il a réellement eu lieu, car quelques lettres authentiques, échangées entre le poète et son amoureuse, l’attestent. La densité de deux personnages, si exceptionnels, leur formidable et insolite relation et l’époque passionnante, me donnaient assez de matière pour traiter le sujet sous la forme d’un roman.

Moins connue que son célèbre amant, Apollonie Sabatier a été surtout la source d’un scandale artistique et mondain dans les années 1847. Qui était-elle et pourquoi la surnommait-on La Présidente ?

Scandale, car elle fut le superbe modèle de la « Femme piquée par un serpent », un nu couché en marbre blanc, grandeur nature, d’Auguste Clésinger. Le reptile ne sert de prétexte que pour figurer une convulsion voluptueuse, comme on disait. Beaucoup s’en indignèrent, dont Chopin : la statue « représente une femme nue dans une attitude plus qu’indécente ». Autre scandale, le sculpteur fit un moulage préalable du corps d’Apollonie, et l’a reproduit en marbre, pour insuffler plus de réalisme à son œuvre. Ce qui déclencha un scandale artistique, même Delacroix s’en mêla, et dénonça le procédé. Plus tard, Apollonie Sabatier présida un salon littéraire, chez elle, à Paris. D’où son titre, La Présidente. Chaque dimanche, des écrivains se retrouvaient là, au dîner, et parlaient littérature, art et politique, parmi eux Charles Baudelaire, bien sûr, et Gérard de Nerval, Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Ernest Feydeau, Maxime Du Camp et d’autres, des hommes pour la plupart. Fine, intelligente, cultivée, artiste et joyeuse, Apollonie savait à merveille mener les conversations, et tous ses géniaux convives l’écoutaient, obtempéraient. Une femme exceptionnelle en son temps, influente, figure importante du milieu littéraire et artistique au tournant du siècle. « Nous mettons notre orgueil à chanter ses louanges » s’exclame Baudelaire dans un poème. Flaubert la trouve « charmante comme Cypris et cordiale comme le meilleur des amis ». Et Maxime du Camp lui écrit « Nous sommes à vos ordres absolument comme vous voudrez. Vous êtes comme toujours l’arbitre de nos destinées ».

Comment se sont-ils connus ? Selon Théophile Gauthier qui décrit cette rencontre à Pimodan, ce fut un coup de foudre.

Une première fois, à Pimodan, nom de l’hôtel particulier de Fernand Boissard, artiste mondain qui invitait le tout-Paris littéraire et artistique. Le jeune Baudelaire y louait un petit logis sous les combles. Coup de foudre, oui, de la part d’Apollonie, elle le confiera dans une lettre reproduite dans mon roman. Quant au poète, aucun écrit évoque un coup de foudre pour la future Présidente. C’est lors de la seconde rencontre, sept ans plus tard au cénacle, qu’il s’éprendra follement de cette femme passionnée et passionnante.

Elle est en même temps la muse de Charles Baudelaire qui lui dédie un nombre de dix poésies, dont sept, précisez-vous dans les Notes, ont été envoyées par courrier.

Oui, et certains poèmes étaient accompagnés d’une lettre poignante, où Baudelaire exprimait son amour et ses craintes. Phrases superbes, comme « Figurez-vous qu’il y a un cœur dont vous ne pourriez-vous moquer sans cruauté, et où votre image vit toujours.»

Vous focaliser sur le rendez-vous des deux amoureux vous donne l’occasion d’une introspection des états d’âme de vos deux personnages. Parlons d’abord de Charles. Il a 36 ans et son recueil des Fleurs du Mal vient d’être condamné à une forte amende pour outrage à la morale publique : six de ses poésies sont retirées. Comment vit-il ce moment difficile ?

Il est mal, encore plus mal que d’ordinaire. Humilié et terrassé. Il espérait être acquitté, comme son ami Flaubert au procès de «Madame Bovary», cette même année 1857. Acquitté et plus «J’attendais qu’on me ferait réparation d’honneur», dira-t-il. L’amende de 300 francs le tourmentait, comment la payer avec sa petite rente. Les six poèmes condamnés lui crevaient le cœur. Parmi eux figurait « À celle qui est trop gaie », inspiré par Apollonie, le premier qu’il lui écrivit. Il ne savait pas alors que le procès, au lieu de le punir le récompenserait, en le rendant célèbre.

Quant à Apollonie qui se retrouve seule avec son poète.  Elle est sous le charme de celui pour qui elle est « chair spirituelle, regard mystique, parfum des anges ». N’est-ce pas un poids trop lourd à porter pour elle ?

Non, car il contrebalance un terrible souvenir relaté dans le roman, dont il est l’un des thèmes. Et depuis sa jeunesse, Apollonie est entourée de poètes et les inspirent, tel Théophile Gautier qui lui a écrit « Apollonie » et « À une robe rose ». Cette femme curieuse et cultivée connaît bien la poésie de Baudelaire. Il lui récite ses vers, chez elle, au cénacle, et elle a lu son recueil « Les Fleurs du Mal » récemment paru. Et puis, les mots idolâtres sont tempérés par d’autres, moins célestes. Tellement admirée et courtisée, ces mots divins ne doivent pas l’impressionner, seulement la charmer.

En fin psychologue, vous surprenez l’essentiel de cette liaison. Pour résumer, on peut les définir ainsi : Baudelaire qui cache sa lâcheté (qui n’est en réalité que la timidité chronique du dandy) derrière « sa peur terrible de déplaire ». Apollonie, quant à elle, veut cacher à tout prix son passé derrière les changements de son nom et de son origine. N’a-t-on pas ici affaire à deux blessés de la vie à deux êtres fragiles ?

Apollonie n’a jamais cherché à cacher son passé et son nom, elle a toujours été sincère et honnête. Elle aimait la liberté, voilà tout ! Son prénom serait officiel, et son nom Savatier fut changé en Sabatier, sur le conseil de Gautier qui le trouvait plus souriant. Je ne la ressens pas fragile, mais au contraire solide, une battante souvent escortée par la chance. Enfant naturelle, elle fut reconnue par un grognard qu’elle considérait comme son père. Elle fut beaucoup aimée et entourée. Baudelaire, lui, est un blessé à vie par le remariage de sa mère lorsqu’il avait sept ans. Un être brisé, déchiré, écrasé, tenté par le suicide, un poète à l’âme souffreteuse aussi ténébreuse que ses paletots de dandy.

La seule scène que vous décrivez comme inventée par la narratrice est celle du moment intime du rendez-vous amoureux entre Charles et Apollonie. Comment avez-vous construit cette scène ?

Cette scène est tout le thème du roman, construite chronologiquement, avec alternance des deux personnages, leurs ressentis, leurs pensées, leurs dialogues. Et un monologue d’Apollonie Sabatier qui court ici et là, des petits textes concernant la statue « Femme piquée par un serpent », élément essentiel de la narration. Il y a des surprises, une envolée dramatique et un étrange achèvement. Le plus difficile était de décrire l’acte d’amour. Comment éviter la banalité ? Un long travail d’écriture pour parvenir à un équilibre harmonieux aussi loin que possible de la vulgarité que de la mièvrerie.

Sans dévoiler le dénouement de votre roman, pourriez-vous nous dire quelle trace a laissé, selon vous, cette liaison dans la vie du poète et, plus généralement, dans l’histoire de la littérature ?

Un échec de plus aux yeux de Baudelaire, sans fiasco pourtant -au sens de défaillance. Et un immense regret, d’une lourdeur de plomb. Mais dans l’histoire de la littérature, une formidable réussite. Cette étonnante relation d’amour, comme il n’en existe pas d’autres, a fait naître dix poèmes des Fleurs du Mal, dont Le Flacon et Harmonie du soir, « Voici venir les Temps où vibrant sur sa tige/ Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir… » Merci à Apollonie Sabatier de les avoir inspirés.

Interview réalisée par Dan Burcea

Céline Debayle, Baudelaire et Apollonie, Éditions Arléa, 2019, 154 p. 

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