La pandémie actuelle confronte les écrivains à un paradoxe : jamais il n’a été plus naturel de se replier sur soi-même ; jamais il n’a été plus nécessaire de parler d’autrui. Ce confinement auquel nous avons le devoir de nous plier afin de ralentir la propagation du Covid-19 est une expérience de brusque resserrement du monde. Nous qui pouvions suivre notre désir de voyages aussi loin que nos finances nous le permettaient, nous voici assignés à résidence. Enfermés entre quatre murs, les écrivains ne peuvent plus se nourrir que d’eux-mêmes : à tourner autour de sa chambre, on a tôt fait de se tourner autour du nombril. Fleurissent déjà, à travers internet et les quotidiens les plus réputés, des journaux de la claustration, des notes du confinement, des échos de la solitude où la position privilégiée de celui qui a le loisir de se coucher sur le papier ne fait l’objet d’aucun retour critique.
Le dira-t-on ?
La littérature n’est jamais autant elle-même que lorsqu’elle dépasse le sujet qui écrit. Or, celles et ceux qui auraient quelque chose d’important à dire de l’épreuve que nous traversons n’en ont pas le loisir, leurs journées se passant à travailler, secourir, consoler. Ils ne prennent pas la plume, ceux qui prennent soin des malades, ceux qui permettent à l’édifice social de se maintenir et dont, d’ordinaire, on ne s’occupe pas ou peu : je pense aux médecins, aux infirmiers, aux caissières, aux livreurs, aux chauffeurs routiers, aux magasiniers, aux femmes de ménage, aux forces de l’ordre – à bien d’autres encore.
Écrire n’est pas leur métier, me dira-t-on, il y a des professionnels pour cela. Justement : que ces derniers attendent de recueillir l’expérience et la souffrance de ceux qui sont au contact du monde pour en faire, peut-être, s’il le faut, s’il y a nécessité à cela, un livre. Mais, dans l’intervalle, il y a un devoir de se taire : la littérature n’est pas là pour répondre, immédiatement, aux soubresauts du monde.
Le croire c’est la confondre avec le journalisme, comme on confond l’auteur avec l’écrivain.
Elle n’est pas là non plus pour scruter la seule intériorité de celui qui écrit sans jamais s’interroger sur son droit à le faire ou l’intérêt qu’autrui peut y prendre. Le penser c’est la confondre avec la psychothérapie, exercice salutaire sans doute, mais qui se pratique la porte fermée.
La littérature est là pour approfondir le secret d’une époque.
Il lui faut pour cela du temps, du silence, de la patience et cette humilité qui consiste à ne parler que lorsqu’elle a quelque chose de nécessaire à dire – et ce qui est nécessaire, c’est ce qui n’a été dit encore par personne (la littérature n’a que faire des idées de tout le monde), ce qui ne l’a jamais été ainsi (on appelle cela le style) et ce qui tente d’échapper à cette prison où nous sommes tous relégués, en temps normal comme en temps de pandémie, cette prison nommée le moi, l’égo.
À une époque où chacun aspire à parler de soi-même et où les moyens technologiques de le faire n’ont jamais été aussi largement accessibles, savoir se taire quand d’autres souffrent est un devoir moral ; c’est aussi une forme de résistance.
Docteur de l’université Yale, Benjamin Hoffmann est écrivain et professeur de littérature française à The Ohio State University : https://frit.osu.edu/people/hoffmann.312