« Ce matin à mon réveil, le silence règne sur la ville. Comme tous les matins désormais. Seul le chant des oiseaux vient troubler cette angoissante absence. De même qu’à Constantinople, toutes les rues se sont tues. Plus de forgeron martelant le fer rougi. Plus de charroyeur crachant ses insultes à la face des passants. Plus de femme de pêcheur appelant le chaland. Même plus de pèlerins. Rien. À croire que le temps s’est arrêté. Tout semble immobile. La poussière des chemins est retombée. Dans le grand cimetière qui borde la Via Appia au sud du mur d’Aurélien, on déverse les morts dans des fosses anonymes, sans même avoir eu le temps pour les saints sacrements. Des individus douteux se font payer à prix d’or pour transporter les dépouilles encore tièdes de ces êtres aimés déjà métamorphosés par le mal noir. Des hommes pleurent leur épouse, emportée dans la nuit. Les mères se déchirent la poitrine devant le spectacle funeste du petit corps bleui qu’elles voudraient serrer encore, malgré tout, pour le retenir, un instant… Nul ne peut rien face à cette destruction intérieure.
Je ne doute pas que notre Seigneur dans son infinie bonté saura accueillir ces âmes infortunées. Même notre Saint-Père, Pélage II, a fini par succomber dans son grand âge en ce 8 février de l’an de grâce 590. Après les inondations, la famine, quelle plaie mortelle pourrait-elle encore nous frapper quand le fléau de la peste s’abat sur nous et nous enlève jusqu’à notre guide spirituel ?
Notre univers a basculé. La grandeur de Rome n’est qu’un lointain souvenir. Les fiers arcs de triomphe autrefois édifiés par des empereurs tout-puissants ne sont plus que de pauvres pierres abandonnées à la pluie et aux morsures brûlantes d’un soleil impavide. Ravagées par les barbares, toutes les provinces du nord ont été perdues par les armées de Justinien, et notre sort repose à présent entre les mains des Lombards, envahisseurs grossiers sans foi ni loi. La Méditerranée, naguère mare nostrum, n’est plus qu’un immense bassin mortuaire où circulent des vaisseaux fantômes, tandis que nos ennemis au nord, épargnés par le mal, se renforcent sans cesse. Les Francs nous ont abandonnés. L’église de Pierre survivra-t-elle ?
Pourtant nous ne devons point perdre espoir. Notre monde se fracture, les barbares ravagent nos églises, la peste décime les croyants, Dieu nous met à l’épreuve. Mais n’ayons crainte ! Sur les décombres du passé nous saurons bâtir à nouveau la grandeur. »
(Gregorius Anici, Rome, 9 février de l’an de grâce 590)
D’origine bretonne, Carine Chichereau est née en 1972 et vit à Paris. Elle exerce la profession de traductrice littéraire depuis presque 25 ans, et elle a traduit environ 90 ouvrages, notamment pour les éditions Rivages, L’Olivier, Buchet-Chastel, Belfond, Phébus. Elle traduit des auteurs des cinq continents, dont les principaux sont : Joseph O’Connor, Lauren Groff, Jane Smiley, Kevin Barry, Julie Otsuka… Son dernier ouvrage paru est “Le Bal des ombres” de Joseph O’Connor, chez Rivages. Elle espère un jour publier ses propres textes.
Crédits photographiques : Audrey Prost