Écrire, c’est s’approprier le monde. Être écrivain, partager une aventure.
« Le mot « sujet », au sens particulier de sujet d’un poème, ou d’un tableau demeure, depuis Mallarmé, un objet de litige permanent entre poètes, peintres, non-poètes, non-peintres, anti-poètes et anti-peintres. Pour moi, tout poème — aussi formel et abstrait se veuille-t-il — cache un sujet d’autant plus chargé de sens que sa découverte en est malaisée. On oublie toujours que l’interprétation de l’absence apparente de sujet ne fait que recouper le double sens de ce mot-Janus. La poésie s’étant, depuis « la disparition élocutoire du poète », absentée de tous les bouquets a contribué, pendant quelques décennies de pseudo-anonymat, ou de véritable hétéronymat, à camoufler l’expérience vécue de celui qui écrit et que l’on appelle — ou non — «poète». Mais les voiles et les masques finissent toujours par tomber, même les plus invisibles, les plus impénétrables de tous. »
(De l’occultation du sujet et des conditions de sa réapparition, André Breton, Les Cahiers de l’Herne, 1998, Alain Jouffroy)
« Toutes les librairies du monde sont insuffisantes, et c’est pourquoi nous écrivons encore. Les livres sont à la fois trop nombreux et décevants. Nous avons quantité de livres mais non ceux que nous voudrions. Il y a désaccord entre ce qui est dans la bibliothèque et la conversation générale, un désaccord plus grave encore entre le langage humain tout entier et ce qu’on peut nommer le langage des choses. Nous sentons toujours que quelque chose n’est pas dit. Nous voyons presque tout par l’intermédiaire du langage, mais nous voyons à travers lui son inadéquation. Quand nous découvrons quelque chose qui nous fascine, notre première réaction est de la déclarer indescriptible. Puis l’écrivain arrive, tente de décrire l’indescriptible, y arrive en quelque façon, et augmente la sphère entière du langage à partir de ce sentiment de manque qui vient de l’extérieur et de l’intérieur à la fois. »
( I.- D’où vient le matériaux ?, 3.- Il vient du voyage, D’où ça vous vient ?
Répertoire 2, Répertoire V, Œuvres Complètes, éd. La Différence, Michel Butor)
Écrire, c’est tenir à son langage. Être écrivain, tenir son langage. Dans le sens que Johann Gottfried Herder donne à sa formulation « Dépéris, ou bien crée ton langage[1] ! » Qui mobilise toutes les forces de l’âme, de la raison à la création. Qui voit en l’humanité une lutte pour que l’homme soit encore capable d’inventer, d’accomplir, d’ordonner un discours. Dans le sens que Wilhelm von Humboldt accorde au fait « Que chaque âge, chaque classe de la société, chaque auteur célèbre, enfin si on regarde aux nuances les plus fines, chaque individu qui a l’esprit un peu cultivé, se forme dans le sein de la même nation une langue à part, attache des idées autrement modifiées aux mêmes mots, et attire insensiblement le langage commun dans ce qu’il y a de plus essentiel, dans les nuances les plus intimes de la pensée et du sentiment[2] ». Qui fait d’une subjectivité en tant que celle-ci participe de l’historicité d’un sujet dans et par le langage toute l’activité d’un discours. Discours qui ne travaille pas à l’énonciation d’un sens déjà connu, mais au contraire travaille à l’énonciation d’un sens auparavant inconnu.
Écrire, c’est s’approprier le monde. Être écrivain, partager une aventure. Qui participe l’un et l’autre à faire qu’une aventure du sujet soit aussi une aventure du langage. Une histoire qui transforme une forme de vie par le langage et réciproquement. Qui soit une expérience singulière et plurielle. Qui engage le sujet dans sa relation au social. Comme dans sa relation du social au sujet. Un vivre tout entier langage, culture, personnalité. Pour Émile Benveniste, c’est bien la différenciation entre communication et vivre qui permet la pratique d’une anthropologie historique du langage : « Bien avant de servir à communiquer, le langage sert à vivre[3] ». Le langage qui n’est plus la langue, la culture qui n’est pas le culturel, la personnalité qui n’est pas l’individu. Un vivre qui en tant qu’anthropologie est tout sauf contemporain. Pour Henri Meschonnic, c’est bien la différenciation de la modernisation qui n’est pas la modernité : « La modernité est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens[4] ».
Écrire, c’est faire une expérience empirique du sujet. Être écrivain, faire de chaque expérience une expérience toujours nouvelle. Du langage et de la vie. De la vie et du langage. Du sujet humain. Un empirique du sujet qui ne soit ni une immanence (empirisme ou herméneutique) et ni une transcendance (idéalisme ou religieux). Pas plus qu’une métaphysique (phénoménologie ou ontologie). Qu’un matérialisme (dialectique ou biologie). Du sujet humain comme historicité d’un sujet dans et par le langage. Qui permet de penser ensemble linguistique et poétique dans une anthropologie historique du langage. Tout un travail de reconnaissance du rythme et/ou de la phrase. Toujours à faire. Jamais fini. En perpétuel devenir. Que chaque écrivain réinvente dans son écrire en travaillant le langage et la syntaxe. Avec pour la poésie une attention toute particulière à l’activité de transformation du discours par le rythme et la prosodie. À la création de champs associatifs d’images organisant la symbolisation du discours. Qui est une écoute de la littérarité d’un texte comme espace littéraire orienté qui fait la spécificité de l’œuvre. Non de sa vérité comme forme (formalisme et structuralisme), mais de son sens comme forme-sens[5] (activité d’un vivre et d’un dire).
Écrire, c’est participer à une activité pratique et théorique. Être écrivain, en assumer la parole critique. Travaillant à la reconnaissance de celle-ci comme parole d’un sujet. D’un sujet à l’œuvre de l’œuvre. Qui nécessite une théorie critique. Qui pour Max Horkheimer passe par le fait de voir clair dans ses propres responsabilités et de ne pas être des spectateurs indifférents : « Tirer d’une théorie critique des conséquences pour l’action est le désir ardent de ceux qui ne se contentent pas d’être des spectateurs indifférents ; on ne peut cependant leur donner aucune recette de portée générale, mais seulement leur rappeler qu’il est toujours nécessaire de voir clair dans ses propres responsabilités[6] ». Qui soit pour le poétique tout le travail d’une individuation du corps, du langage et de la voix comme anthropologie historique du langage. Une critique de la critique. Qui pour Walter Benjamin passe par le fait de reconnaitre bien plutôt la vie à tout ce dont il y a histoire et qui n’en est pas seulement le théâtre : « C’est en reconnaissant bien plutôt la vie à tout ce dont il y a histoire, et qui n’en est pas seulement le théâtre, qu’on rend pleine justice au concept de vie. Car c’est à partir de l’histoire, non de la nature, moins encore d’une nature aussi variable que la sensation et l’âme, qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie[7] ». Lieu de rencontre du poétique et du politique, de l’éthique et de l’utopique du sujet. Qui fait comme l’a dit Ludwig Wittgenstein que « Le monde est tout ce qui a lieu[8] ».
Arnaud Le Vac, 22 août 2020
[1] Traité sur l’origine des langues, Johann Gottfried Herder, traduit par Lionel Duvoy, Paris, éditions Allia, 2010.
[2] Essais sur les langues du Nouveau continent, II, Comparer, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Wilhelm von Humboldt, traduits, présentés et commentés par Denis Thouard, Paris, coll. Point essais éd. du Seuil, 2000.
[3] La forme et le sens dans le langage, L’homme dans la langue, Problème de linguistique générale, 2, Émile Benveniste, Paris, coll. Tel, éd Gallimard, 1974.
[4] La modernité est un combat, Modernité Modernité, Henri Meschonnic, Paris, coll. folio essais éd. Gallimard, 1988.
[5] Pour la poétique I, Henri Meschonnic, Paris, coll. Le Chemin, éd. Gallimard, 1970.
[6] Préface à la réédition, Théorie traditionnelle et théorie critique, Max Horkheimer, traduit par Claude Maillard et Sibylle Muller, Paris, coll. Tel éd. Gallimard, 1974.
[7] La tâche du traducteur, Œuvres 1, Walter Benjamin, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, coll. Folio éd. Gallimard, 2000.
[8] Tractatus logico-philosophicus, Ludwig Wittgenstein, traduit par Gilles-Gaston Granger, Paris, coll. Tel éd. Gallimard, 1993.