Avec « Juliette » (Ed. Tallandier, 2020), Patrick Tudoret ramène dans l’attention du grand public la figure de Juliette Drouet, l’actrice liée par un fol amour à Victor Hugo dont elle fut la compagne pendant plus de cinquante ans. Née dans une famille modeste, orpheline très tôt, celle qui voulait plus tard devenir « une grande acteuse » connaîtra un destin exceptionnel. En optant pour le genre romanesque l’auteur réussit à faire plus qu’un travail de biographe et d’historien littéraire. Il saisit l’essentiel de la vie de son héroïne, et en distille les moments mués en ce destin unique aux côtés de celui qu’elle appelle un granthomme.
D’où vient votre intérêt pour Juliette Drouet ?
De très loin, trente ans au moins. De l’âge auquel j’ai vraiment découvert Victor Hugo et la sublime histoire d’amour de plus de cinquante ans qu’il vécut avec elle. Ce roman – le premier paru sur cette histoire – est une sorte d’hommage rendu à cette femme magnifique qui fit des choix profonds dans sa vie et s’y tint envers et contre tout avec une force et une foi incroyables.
On a dit d’elle qu’elle était une victime consentante de « l’éternel féminin ». Dans quelle mesure sa personnalité continue d’être inséparable de son grand petit homme, comme elle l’appelait?
Une des ambitions essentielles de ce roman était de réfuter cette image simplificatrice qu’ont pu donner certains de la personnalité de Juliette. Non, elle n’était pas une vestale soumise dévouée au culte de son grantécrivain. Elle était bien plus que cela, une femme magnifique méritant qu’on la délivre des clichés dans lesquels certains esprits étroits l’ont parfois enfermée. Il va de soi que si elle connaît une belle postérité c’est grâce à son amant mirifique, grand écrivain par excellence, au fait que leurs deux destins furent liés pendant un demi-siècle. Mais, elle-même était une femme accomplie, intelligente, pleine d’humour et de fantaisie et surtout libre, libre de ses choix, du destin qu’elle s’est librement choisi. Les choix qu’elle a faits dans sa vie, personne ne les a faits à sa place et la comédienne très courtisée qu’elle était aurait facilement pu épouser quelque banquier balzacien, un Nucingen au portefeuille garni qui lui eût assuré un train de vie princier. Non, elle a toujours privilégié son cœur, l’amour incandescent qu’elle éprouvait pour Victor Hugo qui l’aima, lui aussi, comme un fou, malgré les accrocs que l’on sait.
Edmond de Goncourt l’avait surnommé « la Comtesse douairière », « la Pompadour du Grand Homme ». Juliette Drouet est même prête à pardonner à l’écrivain ces surnoms. A côté de cette sagesse de pardonner y avait-il une lucidité de sa place dans la vie de Victor Hugo ?
Je suis très heureux que vous évoquiez ces deux « doux » surnoms, car ils font partie de la part réservée au romancier, celle de l’invention pure qui se doit d’être plausible… En effet, j’ai totalement inventé ces deux sobriquets, mais en sachant qu’Edmond de Goncourt eût très bien pu en affubler Juliette qu’il aimait, par ailleurs, le plus sincèrement du monde. Cela faisait partie de ses paradoxes, ils cadrent avec la « manière » assez perfide qu’il avait dans son journal d’épingler jusqu’aux Êtres qu’il aimait le plus, comme Flaubert ou Alphonse Daudet. Si Juliette, qui l’aimait aussi, lui pardonne sans être dupe, c’est qu’elle fut souvent lucide sur les Êtres et le monde, souvent plus que Hugo lui-même, parfois encombré d’un Ego démesuré ou d’une cour de thuriféraires.
Vous indiquez à la fin de votre livre une liste de documents concernant votre personnage. Pouvez-vous nous parler de ce travail de documentation nécessaire à l’écriture de votre livre ?
Pour un roman, l’imagination de l’auteur prévaut, naturellement. Mais il en va autrement pour un « roman historique » Je n’aime pas trop cette expression d’ailleurs. Je dirais plutôt un roman qui puise ses sources dans l’histoire. Alors, oui, même si j’ai une bonne connaissance du XIXème siècle (j’ai publié, en 2018, une biographie d’Eugène Fromentin qui m’a déjà fait plonger dans ses arcanes) et une connaissance fouillée de la vie de Juliette et de Victor Hugo, il a fallu me reprendre certains ouvrages, ne serait-ce que pour recadrer la chronologie, éviter tout anachronisme, même véniel.
Pourquoi avoir opté pour le genre de biographie romanesque ?
C’est le genre presque malgré lui de ce livre, mais j’y vois surtout un vrai roman traité sous la forme de mémoires apocryphes, de souvenirs, privilégiant le « je » de la narratrice qui est Juliette Drouet. C’était le meilleur moyen de rendre justice à la grande dame qu’elle fut.
À la publication d’une partie de ses lettres, l’éditeur parle « de l’impression déplaisante de fouiller les tiroirs ou d’écouter aux portes ». Il faut dire qu’aujourd’hui ces précautions ne sont plus d’actualité… Avez-vous pensé à cette dose de pudeur par rapport au matériel consulté ?
Il y a toujours chez le romancier, lorsque ses personnages ont réellement existé, ce souci de ne pas profaner leur mémoire, de ne pas trahir ce qu’ils étaient vraiment, de respecter leur pudeur ou leur volonté de ne pas tout dire… Cela se fait par une sorte d’acclimatation objective à force d’éplucher de la matière sur eux, mais aussi, et surtout, dirais-je, par une sorte d’émouvante fraternisation qui fait que l’on finit par éprouver de vrais sentiments à leur endroit. N’oublions pas que l’amitié est une des plus belles formes de l’amour. Cela dit, je dois bien l’avouer, j’ai toujours été amoureux de Juliette Drouet…
Juliette définit ses mémoires comme des kaléidoscopes où « les objets y sont déformés, embellis ou au contraire dramatisés comme sur une scène de théâtre, mais vivants, formidablement vivants ». Etes-vous d’accord avec cette définition ?
Il ne faut pas oublier que Juliette a été comédienne et que Victor Hugo fut le plus grand dramaturge de son temps. C’est sur une scène théâtre qu’ils se rencontrent. Cette métaphore de la scène sur laquelle se meuvent les Êtres ne peut donc que lui être familière. C’est une façon pour elle, aussi, de dire qu’elle n’est pas dupe, que les décors et le talent des comédiens ne font pas tout, qu’il faut également être de vrais vivants, sincères, incandescents dans l’amour comme Hugo et elle ont su l’être…
« Épouser la plume » de votre héroïne et écrire à la première personne était-ce une évidence nécessaire ?
J’ai déjà un peu répondu à cette question, mais oui, bien sûr, c’était pour moi une condition sine qua non pour ce roman. Elle a tellement donné à Hugo : son temps, son énergie, son amour, son intelligence, sa clairvoyance et puis, sa capacité à copier son œuvre durant des nuits entières, à faire feu de suggestions dont il tint souvent compte et, bien sûr, à écrire, souvent brillamment, près de 23.000 lettres !!! Ça méritait bien qu’on lui confie la plume, non ?
Peut-on résumer l’histoire que vous décrivez dans votre roman à cette formule impressionnante par sa brièveté de Juliette Drouet : « Cinquante année d’amour fou, total, absolu » ? Que vous inspire cette affirmation ?
La puissance de leur amour – en dépit de certains manquements que l’on sait de la part de Victor Hugo -, m’a toujours profondément ému. Un demi-siècle de passion contre vents et marées, malgré les convulsions de l’histoire, c’est tout simplement prodigieux. Cet amour fou, total, absolu, c’était aussi, ne l’oublions pas, l’idéal romantique tel que le Hugo d’Hernani, de Ruy Blas, de Notre-Dame de Paris ou des poèmes, a longtemps porté comme un étendard.
Inutile de dire que toute tentative d’accorder à Juliette un rôle secondaire dans la vie de Victor Hugo serait à la fois une injustice faite à la vérité et une offense à son admirable fidélité. D’ailleurs, dans une lettre du 24 février 1852, l’écrivain n’hésite pas à écrire « tu es, grande par l’amour, grande par le dévouement ». Est-ce la mesure de sa mission qui fut celle d’illuminer la vie de cet homme ?
Je crois intimement que Juliette, caractère fort, plus fort à certains moments, même, que Hugo (lors des nombreux deuils auxquels ils ont eu à faire face, par exemple), a été grande par amour, bien sûr, mais aussi par devoir moral. Elle a été d’une fidélité sans faille à son amour, mais a pu également surmonter beaucoup d’épreuves grâce à cette force morale – elle a sauvé la vie de Hugo en 1851, au lendemain du coup d’État – qui lui faisait mettre au second plan toute forme d’émotion, de peur, pour se dévouer à la « cause », si je puis dire. C’est ainsi qu’elle a embrassé toutes les causes que l’homme politique Hugo, en avance sur son temps, a défendues, parfois, au péril de sa vie. Il a écrit : « La vie, un peu de bruit dans beaucoup d’ombre… » Happé par l‘ombre, il le fut constamment. Sans doute a-t-elle été sa lumière, sa boussole, son point d’ancrage.
Il y a eu, semble-t-il, des moments où elle a influencé des choix littéraires au poète, au romancier ou au dramaturge qui fut Victor Hugo. Elle le qualifie comme un « sacerdoce amoureusement consenti » lui ayant permis « de pénétrer son âme, de comprendre en quoi les mots, les vers ou la prose d’un poète sont le meilleur de lui-même ». Quelle place lui accordez-vous en lui faisant dire cela ?
Oui, je ne peux pas imaginer que passant sa vie à soutenir Victor Hugo, à l’aider au quotidien à accoucher de ses chefs d’œuvre, elle n’ait pas eu un rôle beaucoup plus important qu’on a bien voulu le dire. Il suffit de lire ses lettres, ses pages de souvenirs de son enfance chez les Madelonnettes ou les carnets de voyages qu’elle a tenus (à la demande de Hugo lui-même qui en faisait une matière première pour ses propres écrits) pour se rendre compte qu’elle avait un vrai talent et notamment un œil redoutable qui voyait tout. En ce sens, elle a joué un rôle primordial dans la vie de Hugo, mais aussi dans sa vie de créateur.
Vous faites une large place dans votre roman à l’Histoire majuscule avec tous les grands événements qui ont secoué la France pendant cette période. Un thème majeur est celui de l’exil, de Bruxelles à Jersey et de Jersey à Guernesey ou au Luxembourg. Juliette affirme qu’à Jersey elle était comme une naufragée de sa propre vie, vivant comme une recluse. Comment avez-vous traité ces sujets et quelle place occupent ces événements décisifs dans la vie de vos personnages dans l’économie de votre roman ?
L’exil, dans la vie de Juliette Drouet et de Victor Hugo compte pour… dix-neuf années… Se rend-on bien compte ? Presque vingt ans, à Bruxelles, en effet, puis à Jersey et Guernesey, loin de leur terre natale. Vingt ans, c’est déjà une vie et cette vie, Juliette a choisi de la vivre pleinement, à ses côtés, sans faillir, avec ses joies et ses peines qui furent nombreuses aussi. Cette période tient une place éminente dans mon roman comme elle a tenu une place éminente dans leur vie et dans la création littéraire de Hugo qui s’est épanouie à ce moment-là. On ne pouvait, évidemment, pas en faire l’économie car c’est là que leur amour s’est encore renforcé, qu’ils ont su, malgré les épreuves qu’il durerait jusqu’à la fin.
Vous auriez pu construire votre roman sur deux axes qui se croiseraient en allant dans deux directions contraires : la gloire pour Victor Hugo et la réclusion dorée pour Juliette Drouet. Or, il n’en est rien de cette simplicité, au contraire les deux êtres grandissent dans un amour fusionnel qui illumine leurs vies. Peut-on dire que sur la scène la lumière vient justement de cet amour vainqueur de toutes les vicissitudes et de toutes les adversités ?
Juliette n’aura vécu une sorte de réclusion que dans les premières années, ensuite, son existence devint un secret de polichinelle et elle vint sur le devant de la scène, recevant par exemple, avec Victor Hugo, tout ce que ce temps avait de grands esprits. Il me paraissait plus judicieux d’insister sur ce qu’ils avaient affronté ensemble. C’est dans les épreuves les plus douloureuses que leur amour est devenu quasi légendaire. Personne, la connaissant bien, n’aimerait avoir la vie de Victor Hugo qui a enterré ses cinq enfants – dont un, totalement oublié : Léopold, encore nourrisson, mais aussi Adèle, entre les murs d’un asile -, sa femme, ses deux frères, Claire, la fille de Juliette qu’il chérissait comme sa propre fille, ses amis… et enfin, Juliette elle-même… C’est en surmontant à chaque fois ces terribles épreuves, sans compter les pièges de l’histoire, qu’ils sont devenus un couple mythique, comme la preuve vivante que l’amour, le vrai, peut justifier une vie, en faire tout simplement une vie…
Victor Hugo a connu dès son vivant la gloire avec laquelle il s’est accommodé. Comment comprendre en revanche cette phrase de Juliette « Qui a dit que la gloire est le deuil éclatant du bonheur ? » Peut-on qualifier cette phrase de conclusion de cette histoire incroyable ?
« La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Cette phrase qui, comme vous le savez sans doute, est de Madame de Staël, me semblait parfaitement convenir à l’état d’esprit de Juliette revenant sur sa vie. Elle fut heureuse, comme peu d’Êtres l’ont été, malheureuse tout autant, à certains moments, mais, comme elle le dit, vivre avec cet élu de la gloire que fut Victor Hugo avait sa part de lumière éclatante, mais aussi d’ombres pesantes. Sans doute, et je le lui fais dire, eût-elle préféré un peu moins de cette gloire – qui, trop souvent, lui ravissait son homme – et encore plus d’heures lumineuses passées avec lui.
Interview réalisée par Dan Burcea
Patrick Tudoret, Juliette, Editions Tallandier, 2020, 269 pages.
Patrick Tudoret est l’auteur d’une vingtaine de livres – romans, essais, récits, pièces de théâtre – publiés notamment aux Editions de La Table Ronde (groupe Gallimard), chez Grasset, aux Belles Lettres et chez Tallandier. Docteur en science politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, titulaire du master II de recherche « Technologie, Communication et Pouvoir » de la même université, il a été chercheur en sociologie des médias et enseigné la rhétorique dans des institutions comme la Commission européenne, le Centre des Hautes Etudes Militaires ou, aujourd’hui, en Master à l’ESCP Europe. Ses pièces de théâtre ont été jouées à Paris, en province et, récemment, au Festival d’Avignon. Il a collaboré à de nombreux journaux, magazines, revues universitaires et donné pendant plus de dix ans des chroniques au journal La Montagne, chroniques publiées en recueil, en 2017, aux Editions Les Belles Lettres. Il produit et co-anime l’émission de débats culturels et de société “Tambour battant” diffusée le vendredi soir sur DEMAIN TV (chaîne 31 de la TNT). Son essai L’Ecrivain sacrifié, vie et mort de l’émission littéraire (INA/Le Bord de l’eau, 2009) lui a valu le Grand Prix de la Critique – Il fait depuis partie de son jury – et le Prix Charles Oulmont de la Fondation de France. Son dernier roman L’homme qui fuyait le Nobel, paru fin 2015 chez Grasset (puis en poche en 2018), a connu un vif succès, obtenant en 2016 le Prix Claude Farrère et le Prix des Grands Espaces. Son essai Fromentin, le roman d’une vie, paru aux Belles Lettres, vient d’obtenir le Prix Brantôme de la biographie et son Petit traité de bénévolence est paru en mars 2019 chez Tallandier. Son nouveau roman, Juliette (Victor Hugo mon fol amour), est paru en janvier 2020 toujours chez Tallandier.