Écrire/Être écrivain : Marine Baron

 

Il est difficile de séparer l’écriture du désir d’être écrivain, de celui d’être parcouru, exploré, compris. Du fantasme d’être extirpé de ses propres pages par quelqu’un qui vous prend dans ses bras, tout entier. Si l’on met à distance des gens et des choses sur sa feuille autrement qu’en cherchant une thérapie pour soi, ce n’est pas pour les garder mais les envoyer quelque part. Un livre, c’est plusieurs heures de monologue offertes comme un luxe, que le lecteur va bien vouloir entendre en intégralité. Alors il y a pour l’écrivain, sans doute, dans cet espace, la volonté de tout dire, du moins de tout résumer. Peu importe le style d’écriture, la qualification du livre, un essai, un roman, on fait toujours passer les messages essentiels de soi dans cet objet-là.

Être écrivain, c’est rêver d’être aimé dans cette totalité. D’ailleurs, on entend toujours : « j’ai aimé votre livre », « j’ai détesté ce livre », « votre livre m’a séduit » et jamais : « j’ai aimé une petite partie de votre livre » ou « j’en ai aimé les vingt premières pages et puis les dix dernières ». D’une certaine façon, oui, le lecteur doit tout prendre ou ne rien prendre du tout, comme il le ferait avec une personne qu’il déciderait ou non de garder dans sa vie, avec un corps contre lequel il voudrait bien dormir. Il pèse le pour et le contre dans une appréciation d’ensemble. Il a pu être agacé par certaines notes de votre voix, des idées rebattues que vous pensiez originales, des personnages qui ne parviennent pas à le toucher, une phrase au présent de vérité générale qu’il trouve facile, mais à la fin il doit trancher.

Bien sûr, le livre n’est pas exactement l’écrivain. On ne sait jamais précisément ce qui a décidé le lecteur à l’aimer. Parfois, un seul paragraphe, peut-être, vous a sauvé de la détestation et parfois un autre vous a tué. Il n’en reste pas moins que celui qui a lu et apprécié votre écriture a saisi quelque chose de lui qui était en vous.

Il m’arrive de temps en temps de recevoir un message ou une lettre d’une personne qui me dit avoir lu et aimé l’un de mes livres. Pendant quelques secondes, c’est un débordement de plaisir : on a trouvé mes mots justes, on me pardonne mes phrases longues et tarabiscotées, quelqu’un me donne ce que je cherche parce que, quelque part, s’il l’a aimé, j’ai écrit ce livre pour lui. Mais c’est, presque aussitôt après, la peur de ne pas incarner ce qui a pu lui plaire qui me fige. J’ai le syndrome de l’imposteur (le même que j’ai, d’ailleurs, à cet instant précis, en prétendant parler comme un écrivain). D’une certaine manière, je refuse la confrontation. Par écrit ou de vive voix, je remercie poliment ce lecteur tout en écourtant notre échange. Je dois passer pour une bêcheuse ou une introvertie sans intérêt mais, dans la panique, je ne peux pas faire autrement. Ma propre froideur m’anesthésie à une vitesse qui me surprend moi-même, comme le blessé sur le billard qui n’a pas eu le temps de compter jusqu’à dix. Plus tard, bien sûr, je me trouverai minable de n’avoir pas su dire à quel point j’ai été flattée, émue d’un compliment si cher, de n’avoir pas osé demander ce qu’on avait pu trouver à mon texte, alors je me réveillerai avec des regrets et des douleurs curieuses.

Cet inconfort me donnera le besoin d’écrire encore. Je ferai cet effort, je noircirai des pages pour oublier ma frayeur d’un autre que, pourtant, je ne cesse de chercher, quelques infirmités dont je ne suis pas sûre de vouloir guérir. Pour oublier que je n’aime pas sortir, que j’ai peur qu’on me tienne, que je fuis ceux qui me ressemblent. Mes personnages, eux, se confronteront à tout, ils se battront pour être aimés, ils prendront des risques, ils aimeront avec une violence qui ne m’est pas étrangère. La mienne passera dans et par l’écriture. Cette écriture se voudra maîtrisée, construite, elle aura quelque chose à voir avec le monde tel qu’il existe mais elle lui fera des murs capitonnés, plus doux, moins sensibles. Le bonheur que j’en tirerai ne sera peut-être pas si fort que celui qui m’aurait arrachée à ma solitude. Mais, pour une raison que j’ignore, l’écrivain que j’aspire à être ne peut pas s’en passer. 

Marine Baron, 21 août 2020

Ancien officier de Marine puis élève-officier dans l’Armée de Terre, Marine Baron est Docteur en philosophie, doctorante en droit et enseignante. Elle a travaillé dans l’industrie pharmaceutique, le recrutement et le secteur bancaire. Elle est l’auteur d’articles, de chroniques, de reportages pour divers journaux, d’un récit, Lieutenante, être femme dans l’armée française (Denoël, 2009), d’une biographie, Ingrid Bergman, le feu sous la glace (Les Belles Lettres, 2015) et d’un roman, La Couverture (Balland, 2020).  

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