Lors d’une brève sortie j’observe les regards de ceux que je croise. Ils ont tous peur. Pourtant le soleil brille, les oiseaux chantent et les voitures ont cessé leur vacarme. Dans les jardins, tulipes et jonquilles s’ouvrent un peu plus chaque jour. Le calme n’est qu’apparent. Un hélicoptère décolle du toit de l’hôpital rappelant la menace qui plane sur la ville.
Tout est parti d’un pays lointain le jour où les autorités ont commencé à dénombrer les cas. Ils se multipliaient chaque jour, signe que la situation était grave. Puis on a compté les morts et diffusé leur nombre à chaque journal télévisé. Peu à peu, les comportements ont changé : finies les embrassades, les poignées de main. Furtivement, chacun se tâtait le front, se râclait la gorge, guettait la réaction de ses muscles, à l’affût de douleurs diffuses pouvant faire penser au dernier ennemi viral qui soudain occultait tout ce qui faisait jusqu’alors la joie de l’existence. La peur, ce mal tapi dans notre inconscient venait de se réveiller, s’immisçant dans la population, la poussant à faire des réserves de nourriture, isolant les individus les uns des autres, se glissant dans leur sommeil sous la forme de cauchemars.
N’allez pas croire que l’air portait en lui le virus que tous redoutaient. Il franchissait les frontières à pied, en bus, en train ou en avion. En revanche, le vent a transporté la peur de ville en ville, d’un pays à un autre, d’un continent à un autre. Incapables d’endiguer leur angoisse qui ignorait les gestes barrières, les hommes l’ont laissée s’échapper. Elle se propage à une vitesse telle que plus rien ne semble pouvoir l’arrêter.
Le monde a sombré à une paranoïa mondiale, car, soudainement, les hommes se sont rappelés que la vie a une fin. Aussi, vivons-nous claquemurés depuis plus de deux semaines, apprenant à vivre par procuration, inventant une vie à distance, chaque jour plus virtuelle. Certains sont confinés dans un petit appartement, sans terrasse ni balcon pour profiter de l’air printanier. D’autres seuls, ou trop pauvres pour acheter leur nourriture vivent dans la peur du lendemain. Il paraît que la situation va durer, empirer, qu’il faut s’habituer à vivre cloîtrés. Nous sommes tous des criminels en devenir, accusés de transmettre un virus mortel. Le Covid plane au-dessus de nous, cherchant les plus faibles, les plus âgés, ceux déjà malades, opérant un processus de sélection à faire froid dans le dos.
Je me souviens d’une histoire lue dans mon enfance. Dans un pays lointain, les plus jeunes avaient sciemment décidé de tuer leurs parents pour aboutir à une société nouvelle. Tous s’y étaient mis, effrayés qu’ils étaient par la vieillesse. Seul un couple épargna les siens, les cachant au péril de leur vie. Le courage dont ils avaient fait preuve s’avéra salutaire peu de temps après quand l’expérience des plus âgés sauva la communauté d’un grave danger. La morale de l’histoire était qu’une société sans anciens est une société vulnérable.
Aujourd’hui ce sont nos enfants que nous devons sacrifier. Les écoles restent désormais fermées. S’ils ne risquent plus d’attraper le virus en couronne, nos enfants sont contaminés par la peur. On leur a dit que la menace est peut-être en eux. Qu’ils doivent renoncer aux câlins de leurs parents. Rester le plus loin de leurs grands-parents. Pétris par la peur, nous ne savons plus leur apprendre le courage. J’essaie d’épargner les miens. Nous suivons le moins possible les infos, gérant le temps comme nous le pouvons, instaurant de nouvelles règles, jonglant entre devoirs et jeux, lectures et tâches domestiques. Nous appelons des amis, prenons de leurs nouvelles, nous promettant de faire de belles fêtes quand tout sera fini.
Oui, malgré la peur, nos journées sont assez calmes. Mais quand le soir arrive et que le soleil décline, un orage s’abat sur nos villes. On applaudit le personnel soignant qui se sacrifie. Il y en a qui chantent, d’autres qui sifflent. Puis il y a ceux qui crient, qui tapent dans les casseroles ou qui hurlent dans la nuit. Chacun essaie de dominer sa peur qui pourtant avance, jusqu’à devenir incurable. Ne dit-on que les séquelles des grands malheurs sont parfois plus grandes que le malheur lui-même ?
Liliana Lazar est une romancière francophone d’origine roumaine. Née en 1972, elle a grandi dans un village forestier du nord-est de la Roumanie. Après des études de Littérature française, elle s’installe en 1996 à Gap, dans le sud de la France, où elle vit depuis. Dans ce pays d’adoption, elle commence à écrire en français des romans inspirés par l’histoire de son pays natal.
Marquée par la présence obsédante d’une nature sauvage et des intrigues au suspense inattendu son œuvre se caractérise par une écriture visuelle, qualifiée souvent de cinématographique qui met en scène des personnages évoluant dans un univers noir.
Son premier roman, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, a été distingué par une douzaine de prix littéraires dont le Prix des cinq continents de la Francophonie. C’est l’histoire d’une rédemption sur fond de dictature communiste.
Son deuxième roman, Enfants du diable, publié aux Editions du Seuil en 2016 a comme source d’inspiration la politique nataliste voulue par Ceausescu et imposée par décret.
Les deux romans sont traduits dans plusieurs langues et comptent comme des ouvrages de référence pour l’étude de la période communiste roumaine.
Liliana Lazar a reçu la distinction de chevalier de l’ordre de la Pléiade.
Crédit photo Elisabeth Blanchet