Portrait en Lettres Capitales : Virginie Megglé  

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?

Je suis née à Sanary-sur-mer, un petit port de pêche dans le Var, avec ses pointus, (il faut le dire avec l’accent chantant) ses roches rouges, sa plage qui disparaissait sous la tempête en hiver. Ses oursins, (nous les pêchions, un régal), ses arapèdes, ses joueurs de pétanque et les chichis frégis du père Pétard qui les vantait avec sa voix grasseyante, dans son marcel en coton blanc. Il avait la peau laiteuse, mais le regard bon. Une casquette bleue qui ne quittait jamais son crâne, le ventre bidonnant et une barbe grise que l’on devinait rugueuse.

À deux pas de sa baraque, quelques pêcheurs assis à même le sol, tout au bord de l’eau, raccommodaient leurs filets qu’ils maintenaient tendus avec leurs orteils blanchis par le sel… Je restais des heures à les regarder, tandis que leurs doigts habiles faisaient courir la navette dans les mailles pour en retisser les accrocs.  Je me demande si ce n’est pas alors, en les observant que j’ai pris goût à la réparation du vivant… Et que m’est venue la certitude qu’elle était possible mais aussi la seule urgence indispensable à considérer.

Ce village où j’ai appris à courir pieds nus par tous les temps sur les rochers est devenu étrangement célèbre il y a quelques mois.

J’en aime la mer bleue si limpide, l’horizon qui court sur l’infini et m’y promener le matin quand la brume s’estompe.

Mais aussi l’arrière-pays. Le brouhaha entêtant des cigales dans la pinède. Le thym, la sarriette, l’origan, la menthe poivrée, la sauge et les asperges sauvages. La lumière et la terre craquelée qui a oublié la soif.

Sanary, je ne l’ai jamais quitté, j’y suis restée partout où je vais ; je l’ai emporté avec moi.

Aujourd’hui je vis à La Rochelle… Une autre mer. En écho à la première.

Entre les deux j’ai habité Paris. Un Paris que j’ai aimé. Celui de la rive gauche, à commencer par la place de la Contrescarpe. Puis, la rue des Saints Pères, elle aussi, je crois que ne l’ai jamais vraiment quittée. Mon grand-père avait inscrit sur la façade rose de son hôtel particulier – où mes parents à sa mort se sont installés- : « Cloue à jamais la joie au front de ta demeure ». Toute mon enfance et mon adolescence j’ai rêvé qu’un jour cela devienne vrai.

Et enfin le Passage d’Enfer, rue Campagne 1ère avec le « souvenir » de À bout de souffle. Souvenir entre guillemets, car ce n’est pas le mien, mais celui d’une ou deux générations que la rue a en partage avec les cinéphiles…  Jean-Paul Belmondo qui s’effondre (à bout de souffle) sur le pavé, grimace douloureusement avant de lâcher ses derniers mots : « C’est dégueulasse » et de se fermer les yeux, devant Jean Sebberg, qui le regarde, debout, en talons hauts et jolie robe, (se) demandant à voix haute : « Qu’est-ce que c’est dégueulasse ?» …  Une question à tant d’ouvertures qu’elle continue à résonner en moi.
Mais aussi la présence de Simone de Beauvoir, déjeunant à une table dehors chez Natacha, son fameux turban la distinguant entre toutes, ce serait trop simple si je disais que ce fut mon Paradis… Et pourtant …

Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

Je n’ai jamais pensé en termes d’argent mais je suis heureuse que mes livres m’en rapporte. Je me souviens de l’un de mes oncles dans sa maison de Neauphles-le-Château lorsqu’il recevait des droits d’auteur. Qu’il en décachetait l’enveloppe. Je n’étais pas encore adolescente, cela me semblait le summum du bonheur. Je rêvais que cela m’arrive, un jour…  Cela est arrivé. Je découvre en l’écrivant – à l’instant – que j’en éprouve une joie, celle de l’enfant qui se sent secrètement aussi important que l’adulte qui l’impressionnait.  Quand son rêve se réalise. Sans doute est-ce que je n’en gagne pas assez pour en vivre, mais assez pour me réjouir. Et cette réjouissance que les droits d’auteur me procurent en plus du fait d’être éditée est indispensable. Mais jusque là je feignais l’indifférence. Peut-être parce que le rêve me reste plus familier que la réalité. Moins effrayant.

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

Lire et écrire sont une même chose pour moi, pas seulement pour moi bien sûr.

Un acte vital.  Dès que j’ai su que l’écriture existait, toute petite, j’ai commencé à écrire… dans ma tête, sur le sable de la plage, sur les vitres embuées… À dessiner aussi.

Enfant, les livres peuplaient mes silences. Absorbaient la solitude que je ressentais parmi les autres. (Nous étions nombreux à la maison.) Je me nourrissais de livres. Lorsque je les avais terminés ils vivaient en moi. Je prolongeais la lecture en écrivant dans ma tête. Je réécrivais aussi dans ma tête les conversations auxquelles je n’arrivais pas à participer. Je ne savais pas parler la langue des autres. C’était une façon d’y prendre part.

Longtemps (les premiers temps de la vie semblent toujours très longs), il m’a semblé voir et entendre « comme tout le monde ». Jusqu’à ce que je découvre que les autres ne voyaient pas ce que je voyais, n’entendaient pas ce que j’entendais, ne s’inquiétaient pas de ce qui m’inquiétait. 
Comme un enfant qui s’aperçoit que tous les parents ne sont pas comme les siens, qu’il lui faut dorénavant apprendre une autre langue. Peut-être l’inventer, tenter de l’articuler et trouver un support pour la déplier. Comment agencer les mots pour faire entendre les silences ?

À sept ans, je me suis promis de devenir écrivaine. Ce fut un pont. Je me souviens que l’on s’est moqué de moi lorsque j’ai prononcé ce mot pour la première fois, à voix haute. Écrivaine ça ne se disait pas, une écrivaine, ça n’existait pas. Je me suis entêtée à le dire cependant, même si la résistance en face était forte. Et que souvent il m’est arrivé d’en douter.

L’écriture fut une issue. Un remède à l’enfermement. Un rempart à la folie. La jolie marge de la vie.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marqué le plus dans la vie ?

Longtemps, j’aurai pu ne citer que La Métamorphose de Kafka, ou Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.  Mais ils sont nombreux à m’avoir impressionnée (et soutenue) tout autant : l’Étranger de Camus, La Confusion des sentiments de Stefan Zweig, Le Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, Les Quatre filles du Docteur March, de Louisa May Alcott.  
Henri Michaux : Plume. Face aux verrous. Ce n’est pas très gai, mais tellement beau, Cocteau, Thomas l’imposteur.
Quand je les ai découverts, c’était vraiment des livres amis. Leur lecture m’a rendue un peu plus vivante à l’adolescence.

Avant eux, la Comtesse de Ségur, parce que c’était une « dame », une femme dont les héroïnes étaient aussi bien des filles que des garçons, et que les livres de la bibliothèque rose étaient très beaux. Avec leur couverture framboise incrustée de fines dorures. Le premier que j’ai lu, le premier d’elle mais aussi le tout premier « vrai » livre épais, lourd dans les mains (pour faire passer une angine avec d’énormes ganglions) fut les Mémoires d’un âne, j’avais six ans, j’étais restée seule à la maison, dans le lit de mes parents. Tous les autres ont suivi avec un systématisme appliqué.

Et puis je garde un amour infini pour Colette, presque tout Colette, la femme et l’écrivaine, l’auteure fétiche de ma mère. Je me souviens qu’à l’époque « on » (des littéraires, je tairai leur nom) lâchaient condescendants, le sourire en coin d’un seul côté des lèvres : « Colette, écrivain… ? » (Sous-entendu : ma pauvre, si c’était vrai, on le saurait, c’est une femme, et une femme ça ne  … ). Ce dédain semble inimaginable aujourd’hui. Et pourtant, il était bien là, partout. Ou presque.

Enfin les correspondances, de Flaubert, Henri Miller, et bien sûr de Madame de Sévigné.

Et puis, et puis, et puis, j’aurais l’impression de trahir Pierre Reverdy, Blaise Cendrars, Paul Eluard, si je ne les citais pas.

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

Essai et poésie l’un et l’autre se nourrissent mutuellement.

Comme je réponds avec plaisir à des commandes je laisse le genre se dessiner en fonction de certaines contraintes.

Disons que c’est le contenu qui dicte le genre. Selon l’idée, l’image de départ, le moment où elles surgissent.

Je sais ce que je n’écris pas, je n’écris pas de roman, mais ce que j’écris au moment où je l’écris est toujours de l’ordre de la fiction.
La question du genre peut être redoutable en France tant elle inclut un jugement de valeur… (Ce qui n’est pas le cas ici, sur ce site, ni l’esprit de son créateur 😊).

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

Ça commence toujours par le chaos… puis vient la nécessité d’articuler.

Plusieurs façons se conjuguent inspirées pour la plupart de diverses activités manuelles. Dessin, couture, tricot, modelage, montage cinématographique …

Je procède malgré moi, par défaut…

Je jette les phrases comme de l’argile sur une stèle, ou des rushes, mis bout à bout. Elles s’amoncèlent ; ensuite je débroussaille, je coupe, j’élague, j’élimine, je lisse, je cisèle, sans savoir tout à fait où je vais, je laisse émerger, avec l’impression parfois d’avancer dans le noir (j’ai toujours bien vu la nuit), jusqu’à arriver – finalement, au bon endroit, ou presque. Un endroit que je découvre. Alors je procède à de nombreuses relectures, à voix haute, à voix basse, une fois, deux fois, trois fois, et plus encore pour que la lecture soit aussi claire, aussi simple, aussi limpide que possible. Quelque chose s’est écrit en réponse à un processus vital qui demande à être activé, aussi important que le fait de se nourrir tant il est salvateur. Beaucoup plus apaisant.

Mais avant, je me prépare, je fais des repérages, je me mets en condition, renouant pour cela avec une sauvagerie naturelle, tout en m’entourant de livres que j’aime, et j’attends que les phrases viennent. Comme on attend qu’un fruit soit mûr pour s’autoriser à le cueillir.

C’est la musicalité qui me guide, je crois que c’est elle qui porte le mieux mon intention.

Des règles (comme des modes de fabrication sur lesquelles me reposer) se sont imposées avec l’expérience dont certaines remontent à celles enseignées lorsque nous étudions la poésie au lycée ; celles-ci m’accompagnent depuis toujours mais bien sûr d’autres s’y sont ajoutées depuis. Selon un choix finalement intuitif si ce n’est arbitraire. Mais elles me sont indispensables, un peu comme les cailloux du Petit Poucet, elles me permettent de ne pas perdre mon chemin en route.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?

L’écriture est une vie parallèle sans laquelle la vie ne pourrait se faire.

Je n’écris pas de fiction, pas ce qu’on appelle fiction, dans le sens le plus courant du terme. Mais tout ce que j’écris est fiction. Là où la fiction s’arrête c’est quand l’écrit prend forme de livre, qu’il est publié, que je le tiens dans mes mains. Il est réalité.

Les sujets foisonnent, c’est un concours de circonstance et la mise au travail qui fait que l’un devient le sujet d’un livre.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

Avant d’être éditée, je créais, influencée en cela par Pierre Vialatte, le fils d’Alexandre Vialatte, des titres. J’en aimais les possibles qu’ils recelaient. C’était un jeu très excitant. Aujourd’hui je tourne autour du titre, comme d’une idée de voyage. Sachant que je ne suis pas maîtresse du choix final. J’ai l’impression de ne pas être la bonne personne. Je fais confiance à priori aux éditeurs. Les deux titres que j’ai choisis cependant ont été ceux des livres qui au moment de leur sortie ont rencontré le plus grand nombre de lecteurs. Une fois j’ai vraiment regretté le titre, dans l’après coup, car il n’a pas su porter le livre qui pourtant était très bien reçu par les lecteurs.

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Je n’invente pas de personnages, parfois il me faut pour les essais en inviter. Alors je les laisse venir, s’animer, s’inventer eux-mêmes. Ils sont rares, j’ai besoin de les aimer beaucoup. Je les laisse m’habiter. Ils prennent vie, m’occupent, je les observe, je les visualise. Et puis les remercie. Ils ne sont jamais que de passage.

Mais je pourrais dire aussi que le personnage principal, c’est le thème de mes essais, et les autres personnages, tous ceux auxquels il invite à penser.  

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Le dernier ouvrage est venu par défaut et par nécessité. Quand le mouvement s’est arrêté, – car interdit – en mars 2020, je me suis sentie à la fois désœuvrée et, comment dire ? Stérile. Déstructurée… Coupée en plein élan. Les projets que j’avais en cours ont été annulés ou suspendus, du fait du confinement. Comme pour tant d’autres. Cela a tari mon imagination, et surtout ma puissance de travail. J’ai eu l’impression que je ne savais, ou ne saurais plus écrire.

Un projet est venu compenser ceux qui était en cours et qui ne pouvaient se réaliser. J’avais l’impression de les trahir. Il me fallait une bouée de sauvetage. J’ai une tendresse pour lui maintenant, parce qu’il m’a sauvée. Mais je le connais mal. Il a fallu que je m’adapte à lui. J’apprends à l’aimer. Espère surtout qu’il sera aimé par d’autres que moi.

Je viens de rendre le manuscrit. Je me sens légère. J’ai l’impression d’avoir eu un amant caché. Qui m’a permis de me libérer. Alors je vais retrouver mes projets. Ceux que j’avais abandonnés. Ceux qui s’avancent. Mais le propre des projets n’est-il pas qu’ils ont besoin d’être couvés ? J’ai appris quand je travaillais dans les milieux cinématographiques, que des projets, on n’en parle pas. On les réalise.

Le plus important, c’est de retrouver l’élan vital, le mouvement, et de réinventer des conditions de vie propices à l’écriture, c’est-à-dire à l’amour … Et une certaine structure.

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À regarder également cette vidéo de Virginie Megglé : https://www.youtube.com/watch?v=ZL4m-5OazAo&t=2s

 

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