Événement éditorial : Pascal L’Œuvre, Édition du 400e anniversaire – Entretien avec Laurence Plazenet et Pierre Lyraud

 

 

L’année 2023 est une date de grade importance pour les pascaliens qui fêtent la 400e anniversaire de la naissance du grand philosophe et homme de science.  C’est aussi l’occasion de rappeler l’importance et l’actualité impérissable de l’œuvre de Blaise Pascal.  La publication chez Bouquin du volume Pascal L’Œuvre, Édition du 400e anniversaire dans une édition établie et présentée par Laurence Plazenet et Pierre Lyraud en est la preuve. C’est la raison pour laquelle nous les avons invités pour nous en parler de ce travail exceptionnel. 

– Que représente pour vous la publication de ce monument littéraire et philosophique ? Quel a été le cheminement pour arriver à ce magnifique ouvrage qui compte plus de 2000 pages ?

Laurence Plazenet : Une surprise, peut-être. Mes premières recherches portaient sur l’imitation du roman grec en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. J’étais fascinée par Pascal, par Mme de Lafayette, par Racine et les auteurs proches de Port-Royal, mais je me les interdisais. Je me jugeais profondément incompétente pour les étudier. Il a fallu un long cheminement, une forme de réconciliation avec moi-même, du moins par moments, pour qu’ils deviennent mon pain quotidien. Je le dois à Philippe Sellier. Quand Jean-Luc Barré m’a proposé de faire un Pascal, c’est à lui que j’ai pensé. J’ai eu envie de faire un livre qui honore ce qu’il m’avait appris, qui fasse rayonner cet univers qui nous nourrit. J’ai dit oui aussitôt. Ensuite, les délais étant serrés, j’ai pensé qu’il fallait travailler avec un complice et j’ai spontanément pensé à Pierre Lyraud. J’admirais déjà son travail, sa puissance de travail, son intelligence et ses qualités humaines. Le livre imprimé, je ne peux que me réjouir de notre collaboration. Elle a été, de bout en bout, sereine et parfaite. Pourtant, nous avons travaillé à une vitesse folle, en même temps que nous avions des cours et des charges administratives à assurer, dans une intensité peu concevable et à peu près à toutes les heures du jour et de la nuit ! La fin a été rude, mais joyeuse. Je crois que nous voulions tellement servir Pascal, tous les deux, que rien ne pouvait faire sérieusement obstacle à ce désir.

– Est-ce que le fait que vous soyez professeur à l’université de Clermont Auvergne, ville natale du grand philosophe, et directrice du Centre international Blaise-Pascal a eu une influence importante pour mener à bien ce travail ?

Laurence Plazenet : Non. Être toutes les semaines à Clermont n’a pas augmenté ma pascalite ! Mais j’ai eu la chance d’être lauréate de l’Académie CAP 20-25 de l’iSite Clermont en 2019 : sans le demi-service que cela m’a valu, j’aurais été incapable de travailler à ce livre comme je l’ai fait. Par ailleurs, la bibliothèque du patrimoine de Clermont-Ferrand possède des collections exceptionnelles : pouvoir y recourir très facilement était un atout majeur. Pierre Tribhou, son directeur, a été présent jusqu’au moment de définir la couverture du livre. Enfin, j’ai l’honneur de succéder à l’Université Clermont Auvergne à Dominique Descotes, un des plus remarquables pascaliens qui soit. Je ne l’ai jamais sollicité, notamment sur les Provinciales, sans qu’il me réponde de façon aussi rapide qu’utile. On écrit seul, mais la recherche se nourrit de rencontres, d’échanges, d’informations librement fournies, voire d’amitié. De ce point de vue, Clermont-Ferrand et le Centre international Blaise Pascal constituent le plus privilégié des écosystèmes.

– Vous êtes auteur d’une thèse très remarquée, publiée en 2022, Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage. Vous êtes également professeur adjoint à l’université de Montréal. D’où vient votre intérêt pour l’univers pascalien et que signifie pour vous cette contribution à l’ouvrage anniversaire publié aux Editions Bouquins ?

Pierre Lyraud : Deux réponses sont possibles pour votre première question. C’est d’abord le hasard qui m’a mis Pascal entre les mains : le hasard, de fait, d’une inscription des Pensées au programme des classes de terminale en 2009, et le hasard d’une professeure extraordinaire, qui a su merveilleusement bien introduire à un texte si complexe. On pourrait dire, toutefois, qu’il aura fallu un peu plus que du hasard pour que Pascal me reste entre les mains : une sorte de nécessité créée par des textes fascinants, toujours énigmatiques, et surtout, et c’est peut-être le plus important, provocateurs. Ils ne cessent de faire penser, de remettre en question, de défier les lectures qu’on peut en faire. Éditer Pascal, c’est proposer une lecture, forcément, mais c’est aussi tenir compte de tous ceux qui ont compté dans ma lecture, dans mes recherches : c’est une contribution en forme d’hommage, en somme, à la recherche pascalienne de ces dernières années dont il faut désormais tenir compte – l’appareil des notes, entièrement neuf, essaie de le faire.

– « Lire Pascal est un défi », peut-on lire dès le début de l’Introduction de ce livre. Vous rajoutez même l’idée que cette lecture est une nécessité, au-delà de son importance et de sa valeur. Quel sens entendez-vous donner à ce constat, à cette évidence, je dirais ?

Laurence Plazenet : J’enseigne depuis des années. Je donne très souvent des conférences à un public mêlé. Je suis consciente de la difficulté que peut représenter la lecture de Pascal. La langue, en soi, ne me paraît guère un problème, mais certains mots sont des faux-amis. En revanche, une solide culture littéraire, philosophique, théologique, scientifique, est utile pour entrer véritablement dans l’œuvre. Pascal ne nous propose pas le premier ouvrage de philosophie feel good et il veut déstabiliser son lecteur, l’inquiéter, remettre en cause ses certitudes, pour le sortir de sa torpeur et le faire réfléchir. Pascal veut nous faire accéder à la Joie : c’est une pointe absolue du cœur. On n’y parvient pas paresseusement. Une bonne édition peut fournir les moyens de dominer certains obstacles, sans doute. Mais c’est au lecteur de s’engager, même de façon désordonnée, par à coup, au gré du texte ou du fragment de texte qui l’aura intrigué, qui l’aura touché, ou ébloui. En revanche, Pascal n’a jamais déçu et je ne vois guère de penseur qui puisse davantage nous aider à tenter d’être pleinement homme (ou femme) dans le monde de la science moderne, avec ses paradoxes, ses incohérences, ses défis, ses apories, etc. Il confronte avec une clarté et une radicalité absolues l’être humain à lui-même, et au monde qui l’entoure. Pascal nous aide à comprendre nos contradictions, à leur trouver, plus qu’une issue, une signification. Il y a des lectures indispensables. Pascal me semble l’une d’entre elles. Superlativement.

– La complexité et l’abondance de l’œuvre pascalienne est depuis longtemps une évidence. Qu’a-t-elle demandé au spécialiste que vous êtes en termes d’expertise et de temps pour la rendre au grand public dans l’édition anniversaire que vous présentez avec Laurence Plazenet ? Peut-on parler – et de quelle manière – de ce que vous appelez « sa véritable proportion », « sa mesure » ?

Pierre Lyraud : L’édition a demandé – c’est une évidence – un temps considérable, dans des délais éditoriaux pourtant très serrés : quelques mois pour plus de deux mille pages… Ce travail demandait à la fois un retour aux manuscrits, avec tous les problèmes, très différents, que pose chacun des textes, mais aussi une consultation systématique des recherches qui leur sont consacrées. Il fallait pouvoir offrir un texte encore plus correct que ceux que les éditions disponibles offraient, et des notes nécessitées par la difficulté du texte : si la langue de Pascal ne pose qu’assez peu de problèmes lexicaux, elle est en revanche souvent elliptique, lacunaire même parfois, le plus souvent riche de toute une bibliothèque pas encore toute explorée, et de savoirs scientifiques, philosophiques, théologiques, qu’il faut présenter au grand public d’une façon claire, et au public plus spécialisé, de façon la plus précise possible. À cet égard, une édition de Pascal ne peut qu’être toujours un peu disproportionnée… Mais c’est la mesure même de sa démesure, lui qui embrasse non peut-être tous les savoirs de son siècle, mais un grand nombre ! Mathématicien-géomètre, physicien, inventeur, philosophe, théologien… Autant de facettes que les grandes séquences de notre édition présentent dans le mouvement chronologique d’une vie.

– Quels sont les grands sujets, je pense philosophiques, religieux, scientifiques ou autres, qui s’imposent dans l’œuvre de Pascal ?

Laurence Plazenet : Pascal considère les mœurs de l’homme, raison pour laquelle on voit souvent en lui un « moraliste », de concert avec La Rochefoucauld ou La Bruyère. Son œuvre s’intéresse aussi, bien sûr, à la question de la grâce et du salut. En sciences, il s’intéresse à l’existence du vide ou de la « cycloïde » (un type de courbe dont nul avant lui n’avait réussi à mettre la trajectoire en équation). Mais quasi tous les textes parlent surtout de l’amour, de la mort, de la liberté, de la difficulté de définir ce que nous sommes (qu’est-ce que le « moi » particulier d’un individu ?), des droits de la conscience, de l’absurde de tant de nos gesticulations, de l’angoisse du sens, de la foi, de la joie qu’elle cause, de l’effroi de la perdre, du Christ… Les pages les plus belles de Pascal lui sont inspirées, je crois, dans le splendide Abrégé de la vie de Jésus-Christ, dans les Provinciales, dans les Pensées, par Gethsémani, par l’expérience de la solitude et de la crainte du Christ au jardin des Oliviers, pendant que ses disciples dorment. Le mystère de l’Incarnation y est approché avec une fulgurance exceptionnelle. Mais Pascal possède aussi un sens du comique achevé : les Provinciales font rire !

– Et son style littéraire ? Peut-on parler d’une manière à part, dans le cadre temporel ou culturel où il a vécu ?

Pierre Lyraud : Le style de Pascal est tout à la fois commun et singulier. Commun, parce que Pascal ne se refuse pas le recours aux clichés de son temps, culturels comme linguistiques ; il ne se refuse pas, non plus, le recours à quelques expressions à la mode : c’est là l’exhibition d’une culture partagée, celle d’un « honnête homme ». Par ailleurs, on a pu retracer certains de ses « modèles » illustres : la manière sautillante de Montaigne, l’allure citationnelle d’Épictète, l’auteur des Entretiens et du Manuel, ou des Psaumes, la progression apparemment heurtée de quelques versets des Évangiles, etc.  Malgré tout cela, l’œuvre de Pascal fait entendre une voix tout à fait singulière. L’exemple le plus frappant est peut-être le plus connu. On sait que la fragmentation des Pensées est en partie due à la mort précoce de leur auteur. Mais elle n’est pas que cela : on voit très bien, dans certains fragments, et ailleurs dans son œuvre, que Pascal explore les possibilités du fragment, s’avance vers une écriture que certains écrivains modernes n’auraient pas reniée. Il pratique la brisure, la suspension, la clôture brutale : toute fragmentation n’est pas accidentelle chez lui…  J’ajouterai pour finir qu’il a un sens extraordinaire de la composition, ou de ce qu’on appelle en rhétorique la « disposition » : cela se voit dans les Pensées, mais aussi dans les opuscules scientifiques.

– Quelle différence y a-t-il entre l’homme Pascal et l’auteur d’une œuvre immense telle qu’il l’a écrite ? D’abord y en a-t-il une, et, si oui, que dit-elle du rapport entre l’auteur et la personne qui l’écrit ?

Laurence Plazenet : Je suis assez proustienne sur cette question… Peu importent les vertus, les vices, l’intelligence ou la grandeur même d’un homme, son œuvre révèle autre chose. Elle est l’aboutissement d’une alchimie, peut-être ce par quoi Pascal est vraiment. Il met son œuvre au service d’une quête de vérité – scientifique, religieuse – sans doute. Il écrit de façon transitive : pour répondre à des situations, à des interrogations de proches, pour les instruire, pour éveiller son lecteur. Mais, ce faisant, c’est aussi Pascal qu’il fait advenir. Le Pascal que nous imaginons, qui nous fait réagir, est indissociable de ses textes. Je ne sais pas si, en dehors de considérations techniques, d’une curiosité de laborantine, la différence entre l’homme et l’auteur me passionne. C’est le résultat qui me fascine. L’œuvre qui demeure. Ce par quoi un homme excède sa condition d’homme qui a mal aux pieds ou au ventre, d’homme qui peut être maladroit, mesquin, brave garçon, ou je ne sais quoi d’autre, d’homme toujours fini, mortel, pressé par le temps, afin de donner à des générations d’esprits cette trémulation fabuleuse qu’inspirent les chefs d’œuvre. Je crois que j’aime qu’on m’arrache à ma médiocrité, qu’on me permette d’admirer, de vibrer. Pascal le fait au-delà de toute mesure. Ce qui retient mon attention, ce sont les textes, ici, qui provoquent ces effets. – Quelques peintres, quelques musiciens, ont créé des œuvres qui y parviennent. Mon bonheur est en elles.

– Que signifie pour vous cette publication anniversaire ? Qu’attendez-vous du public familier de la philosophie mais aussi du grand public ?

Pierre Lyraud : C’est bien sûr d’une entreprise à deux – et je dis ici à quel point la collaboration avec Laurence fut idéale, sur tous les plans– mais c’est au-delà une entreprise très collective – et je redis là tout ce que l’on doit à nos devanciers. La publication de cette édition est pour moi une façon de prendre acte des changements dans les études pascaliennes, de les mettre en avant, et d’attester que l’on peut (encore !) progresser dans l’édition si difficile des œuvres de Pascal.

Laurence Plazenet : Oui, je renchéris sur ce que dit Pierre ! Cet anniversaire est une occasion de progresser par la multiplication des occasions de parler de Pascal et la simultanéité de travaux dans des domaines très différents. C’est aussi une occasion de faire en sorte qu’il ne soit pas possible de ne pas entendre parler de Pascal, de ne plus passer à côté de lui. Je guette combien de lecteurs de Pascal, je verrai dans le métro ! Plus de trente d’ici Noël et je serai heureuse ! Voilà, mon pari pour 2023 !

***

Laurence Plazenet est écrivaine et professeure de littérature française du XVIIe siècle à l’université Clermont-Auvergne. Elle est Directrice du Centre international Blaise-Pascal et Présidente de la Société des amis de Port-Royal, Membre honoraire de l’Institut universitaire de France, Lauréate de l’Académie CAP20-25 et du Prix de littérature de l’Union européenne (2012)

Pierre Lyraud  est professeur adjoint à l’université de Montréal où il enseigne la littérature du XVIIe siècle. Il consacre la plupart de ses travaux à Pascal, spécifiquement, et aux intersections entre littérature et spiritualité, généralement.

Propos recueillis par Dan Burcea

Pascal L’Œuvre, Édition du 400e anniversaire, Éditions Bouquin, 2023, 2048 pages.

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