Interview. Pierre Jacquemin : «La force de la mythologie roumaine et des histoires traditionnelles sont une mine favorisant les expériences symboliques, poétiques ou psychologiques»

 

On connaissait les vertiges saisonniers diagnostiqués par la médecine, ceux des sueurs froides hitchcockiennes, voire « les vertiges de l’écriture » censé définir, selon Jean-François Favreau, le rapport  à l’écriture du philosophe Michel Foucault. Voici à présent les vertigos roumains décrits avec les moyens de la fiction, plus proches du ravissement et de la légende, que nous propose Pierre Jacquemin dans son livre « România, Vertiges de saison ». Ce recueil de quatre nouvelles, comme tout autant de solennités ponctuant les quatre saisons, sont pour cet auteur amoureux de la Roumanie une heureuse occasion d’explorer l’univers si riche de la mythologie populaire de ce pays. Comment est née l’idée de cette randonnée fictionnelle qui franchit avec aisance la ligne mouvante entre la réalité et le rêve et faisant, en même temps, basculer ses héros d’une époque à l’autre dans des histoires mouvementées ? Tout cela relève, nous le verrons, d’une maîtrise heureuse et assez surprenante des codes de la littérature fantastique et du thriller de la part d’un auteur familier de ces genres littéraires.

Pourriez-vous nous dire, pour ouvrir notre discussion, d’où vient votre passion pour le monde mystérieux de la Roumanie et comment avez-vous commencé à vous intéresser à ce pays ?

J’ai toujours été très attiré par les Balkans. J’ai étudié le serbo-croate, puis le grec moderne à l’université de Bordeaux 3. Lors d’un certain hiver de 1992, je suis allé en Roumanie, et j’ai découvert un pays exsangue, mystérieux, magnifique et très accueillant. Je fus hébergé plusieurs fois avec une grande simplicité. Fasciné par cette découverte, j’avais alors commencé à apprendre la langue puis j’ai abandonné. Le premier récit du recueil « Dansons la Hora », part d’un vécu dans les forêts enneigées lors d’un trajet en train vers Timişoara à cette époque. Comment ne pas sentir l’étrange vibration qui tremble là-bas dans les sous-bois ?

De Bordeaux à Brașov, en passant par Bran et Bucarest, vos pas vous ont conduit à travers un pays dont vous faites l’éloge de la beauté. Comment définiriez-vous ce charme des paysages roumains et de ses habitants ?

Difficile de définir le charme de ce pays. Pays différent, rien à voir avec la Grèce, la Serbie que je connais bien. On est ailleurs ! Cet ailleurs touche à l’extraordinaire quand on frôle la douceur des terres de Sibiu et des villages sublimes tout autour, par exemple. Le village de Rişdănari décrit dans la nouvelle « le Fromager de Rişdănari » est imaginaire, mais la maison à la façade verte existe bien quelque part.

Vous avez entrepris par la suite des études de langue roumaine. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Je me suis inscrit à l’Université de Bordeaux 3 à nouveau, dans le but de découvrir cette langue vivante et pratique. J’ai obtenu le diplôme de l’accréditation B1 (trois années). On ne peut pas aller plus loin à Bordeaux. Mais je me suis inscrit de nouveau car les cours de l’enseignante de roumain sont excellents et très diversifiés.

En 2019, vous publiez « România, Vertiges de saison », un volume de 4 nouvelles inspirées d’un mélange très finement dosé d’histoire et de mythologie. Quelle idée se trouve à la base de ce projet et comment avez-vous rassemblé le matériel nécessaire ?

Avec le directeur des Éditions Riveneuve, nous avions choisi le mois de janvier 2019, pour honorer la Saison France-Roumanie (une coïncidence étonnante !) pour la sortie du livre. Ce projet pour moi faisait immédiatement suite à mon ouvrage précédent : « Errances sur les Quais de Bordeaux », une douzaine de petites nouvelles de genre fantastique également. Cependant, dans ces courts récits, l’histoire partait d’un réel ordinaire, puis arrivait un dérapage fantastique. Ensuite, une clé était donnée et le fantastique s’effaçait brusquement devant le réel retrouvant sa place. Sur les conseils de mon professeur de serbe, j’ai voulu que, cette fois, le fantastique ne ‘retombe’ pas mais au contraire parte en spirale libérée. Redécouvrant la Roumanie, terre de légende s’il en est une, mon aventure dans ce train en 1992 m’est revenue avec tout son… charme ! Les trois autres récits se sont échafaudés au cours des voyages effectués durant ces quatre dernières années.

Vous dédiez votre livre à un ami roumain. Qui est-il ?

Ce livre est dédié à Robert Alex Roi, un ami roumain. Nous nous sommes rencontrés à Bordeaux lors d’une conférence que j’animais. Il était alors étudiant et il est actuellement manager dans une grosse entreprise française qu’il représente en Roumanie. Nous avions sympathisé, il m’avait invité chez lui à Bucarest. J’ai ainsi renoué avec ce pays qui m’avait déjà séduit un certain hiver de 1992. Il adore Bordeaux et la France et nous avons pris l’habitude de nous revoir pour voyager dans l’un ou l’autre de ces deux pays, où nous avons actuellement de nombreux amis communs. Et ce livre s’est construit peu à peu…

Comment avez-vous choisi vos personnages ? Qui sont-ils ou elles ?

Je ne sais pas vraiment si je les choisis. Voyez le personnage de l’écrivain célèbre, Octavian Manealescu, de la nouvelle « le Fromager de Rişdănari », il cherche l’inspiration et ne la trouve pas… Et puis ce fameux fromager arrive et le héros de son roman se construit de morceaux récoltés çà et là, dans ce qu’il observe, dans une imagination exaltée et inquiète. En fait, c’est aussi moi ! Je fonctionne un peu de cette façon ! Mes personnages sont souvent des morceaux de plusieurs personnes que je connais bien ou que je croise. Et des morceaux déformés de moi-même !

Parmi ce que l’on appelle communément des sources d’inspiration, y a-t-il des éléments de la mythologie populaire roumaine que vous pourriez nous citer et/ou développer ?

J’ai été très intéressé par le brillant ouvrage de Ion Taloş : « Petit Dictionnaire de Mythologie Populaire Roumaine », trouvé à la bibliothèque de l’Université, section littérature roumaine. J’ai pu me le procurer en librairie. Je ne peux rien préciser pour ne pas dévoiler les intrigues, mais disons que c’est le domaine de l’invisible et le thème du Destin qui ont ma préférence.

Le fil conducteur de vos quatre nouvelles c’est le voyage : vos personnages tels que vous les définissez, sont dans un perpétuel mouvement, entre un départ – de train, de voiture, d’avion – ou dans une situation provisoire, jamais stable. Peut-on dire que sortir de ce provisoire est votre manière de construire l’intrigue de vos récits ?

En fait, votre question met l’accent sur l’idée que les personnages sont prisonniers de leur destin dans leur quotidien. Et ce quotidien n’est pas stable, c’est constamment un déséquilibre qui les fait avancer malgré eux, pour ne pas qu’ils chutent. Je suis fasciné par l’idée du voyage, par l’imprévu immédiatement possible, par les gares, les aéroports, lieux impersonnels et froids où rien d’extraordinaire ne devrait se passer ! Pour répondre à votre question, ce provisoire génère l’instabilité  de l’histoire. Sortir de ce provisoire, c’est le dérapage immédiat vers des sphères inconnues et non maîtrisées.

Après avoir franchi le territoire de ce réel provisoire, presque ankylosé, vos personnages font, chacun à ses dépens, l’expérience du basculement dans le rêve ou dans une autre forme de réel.

Je vous propose, sans dévoiler leur histoire, d’évoquer à tour de rôle ses expériences. D’abord, le rêve hivernal du premier récit, une sorte d’amnésie hypothermique et d’évasion par la danse irréelle des esprits des forêts.

Lorsque je décris ces expériences imprévues, incroyables, que subissent les personnages suite à un glissement du réel, celui-ci s’impose à moi, mon imagination se libère et les personnages sont attirés. La force de la mythologie roumaine et de toutes ces histoires traditionnelles sont une mine favorisant les expériences symboliques, poétiques ou psychologiques.

C’est d’ailleurs une des ces expériences que fait Octavian Manealescu qui se retrouve coincé à la frontière de l’histoire ou Jérôme dans le huis clos mystérieux de Bucarest.

Octavian Manealescu, lui, est manipulé peu à peu par les personnages du roman qu’il essaie d’écrire, la confusion est totale au point que deux époques se mélangent. Il est vrai pour de nombreux auteurs que les personnages prennent une certaine indépendance. Le personnage de Jérôme, dans le récit « le Piège », lui, étouffe dans une expérience de claustrophobie, née, croit-on, de son angoisse de manquer le départ de son avion le lendemain à l’aube. En fait, tout est bien réel, alors que pourtant on est dans le délire fantastique le plus total !

Inéluctable, la légende de Dracula inspire votre dernière nouvelle. Là encore, votre maîtrise de fictionnaliser les légendes est très moderne, vivante, cinématographique. Parlez-nous de l’aventure de Xavier et Angélique.

Ce jeune couple français qui part à l’aventure en Transylvanie, à la recherche de frissons et de clichés roumains, est déçu car la Roumanie est un pays moderne et le château de Bran est un magnifique écrin, étincelant dans la lumière, certes, mais envahi de touristes joyeux, dénué de tout mystère. Mais Angélique, perdue dans ses rêves et ses névroses, ne sera pas déçue par la suite… ! L’épisode dans la cour de la ferme, laquelle existe vraiment quelque part, nous l’avons vécu, cet ami roumain et moi-même … mais nous, nous avons pu nous en sortir sans… trop de difficultés.

Peut-on parler dans ce cas d’une part d’autofiction ? Car, sinon, qui seraient « l’étudiant en lettres, sensible, l’intellectuel coupé des réalités » ou « l’un étudiant solitaire et concentré, consultant les archives, fouillant la bibliothèque […], errant dans les rues charmantes » ?

Chaque récit part d’une expérience personnelle, simple, ordinaire au départ. Il en était de même dans le précèdent recueil « Errance sur le Quais de Bordeaux ». L’appartement décrit dans «  le Piège » est l’appartement de cet ami roumain, Alex. Un soir, il avait un rendez-vous avec un client, j’étais resté dans l’appartement (mon départ pour l’aéroport prévu à l’aube), il n’avait qu’une clé et m’avait donc enfermé, face à cette baie vitrée et à la bâche publicitaire qui a généré en moi tout le fantastique effrayant du récit.

Que pouvez-vous nous dire des personnages féminins ?

Le rôle de la femme est essentiel dans les récits. Dans : « Dansons la Hora », elle ouvre le champ fantastique et devient plusieurs personnages qui se ressemblent et ouvrent la porte à une spirale merveilleuse et vertigineuse. Dans « le Piège », la femme est omniprésente, obsessionnelle mais … absente ! Dans « Entre Chiens et Loups », Angélique est perdue dans ses fantasmes et elle devient presque habitée et visionnaire d’un monde parallèle ! Et ne parlons pas de cette femme en noir, sur le bord de la route qui conduit le destin !

Avez-vous des projets liés à la promotion et à une éventuelle traduction et publication de votre livre en Roumanie ?

Pour le moment, l’association roumaine “Gironde Roumanie” organise à Bordeaux, dans le cadre de la Saison France-Roumanie, une rencontre dans un petit théâtre de 90 places. J’ai préféré cela à une librairie comme à l’habitude. Le consul de Roumanie et l’adjoint au maire de Bordeaux chargé de la culture vont faire le maximum pour être présents. La date prévue serait le 4 avril au théâtre l’Inox.
Je serai aussi présent au Salon du Livre à Paris, au stand des Éditions Riveneuve, le dimanche 17 mars, de 11h à 12h30.
Ensuite, à Bucarest, soirée au tour de mon livre à la Librairie Française Kyralina, le samedi 13 avril.
Pour la traduction, je n’y ai pas réfléchi encore… Mais ce serait un projet très intéressant.

Interview réalisée par Dan Burcea

Pierre Jacquemin, România, Vertiges de saison, Éditions Riveneuve, 2019, 148 pages.

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