Le nom de Maliza Kiasuwa n’est peut-être pas connu aux lecteurs de Lettres Capitales, et pourtant il faudrait bien le retenir, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que ses œuvres d’artiste plasticienne impressionnent par la maîtrise des structures et des couleurs, par leur capacité d’interrogation philosophique. Et ensuite, justement, par la problématique de l’identité qui met en valeur ses racines roumano-congolaises, son éducation africaine et le rayonnement de son art en Europe, en Afrique ou en Amérique latine.
Donnons-lui la parole pour nous en dire plus sur les multiples facettes qui l’ont construite.
Bonjour Maliza, le dicton qui dit que le monde est petit se confirme avec notre rencontre à travers les réseaux sociaux et par le biais d’une amie commune que je n’hésite pas à citer ici, Annie Lulu. Comme elle, vous êtes née en Roumanie d’une famille mixte roumano-congolaise. Pourriez-vous nous en dire quelques mots sur votre famille et votre naissance ?
Je suis le produit de l’amitié entre deux dictateurs, Mobutu et Ceausescu, et de la guerre froide. Mon père est de la première volée de congolais invités à étudier en Roumanie dans le cadre de l’offensive de charme du bloc de l’Est envers les jeunes États Africains. Mon père renverse le jeu et séduit une jeune roumaine envers et contre-tout. Les roumains sont très racistes à cette époque, mais le spleen slave ne résiste pas à la joie de vivre congolaise. Ceausescu autorise le mariage de sa signature et je deviens la première métisse roumano-congolaise. Les métissages sont toujours des accidents de l’histoire, tristes ou heureux, mais ils font de beaux enfants !
Quand avez-vous quitté la Roumanie et l’Europe et quel parcours éducationnel avez-vous suivi en Afrique où vous avez été élevée ?
Nous quittons l’atmosphère étouffante de Bucarest très jeune pour la fête de Kinshasa, où ma mère apprend la rumba congolaise. Mais c’est le début de déliquescence du régime Mobutu qui avait été porteur de formidables espoirs. Avec la politique de « l’authenticité », Mobutu impose les trois « Z » : Zaïre pour le pays, le fleuve et la monnaie. C’est un pied de nez à la Belgique coloniale qui redonne leur dignité aux congolais mais préfigure l’autoritarisme du régime. Mon père doit abandonner son prénom de baptême, Deogracias, pour un prénom « authentique ». Il choisit Luvuezo, qui signifie « allez vous faire voir » en Kikongo, une sorte de contre-pied de nez à Mobutu. Il est repéré comme opposant et l’atmosphère à Kin devient aussi irrespirable qu’à Buc. Mes parents décident donc de se réfugier à Bruxelles, ironie du sort. Je n’ai que peu de souvenirs précis de mes années en Roumanie et au Zaïre, mais nous embarquons les deux cultures dans nos bagages. La maison est toujours pleine d’opposants congolais et ma grand-mère roumaine nous rejoint bientôt. On parle roumain et lingala à la maison, on mange du foufou et des feuilles de vigne, la Belgique c’est dehors.
Où habitez-vous aujourd’hui ?
Je vis sur une ferme sur les rives du lac Naivasha, où nous avons atterri à nouveau par un accident de l’histoire. La famille maternelle de mon mari y vit depuis des générations et après dix ans de nomadisme nous avons décidé de nous poser là pour que nos enfants grandissent parmi les zèbres et les girafes. Nous vivons une vie simple, mon atelier est dans une grange à foin et le plus grand péril que nous devons affronter sont les hippopotames qui sortent du lac à la nuit tombée. En face de la ferme on tombe sur un grand bidonville où j’ai mes habitudes. L’énergie, la débrouille, la créativité de cette communauté d’infortune est source d’inspiration constante.
Comment est apparue votre passion pour les arts plastiques ? Comme vous définissez-vous en tant qu’artiste ?
L’art coule de mes doigts comme l’encre d’un stylo. Mon grand problème a toujours été que je ne comprends rien à la démarche artistique conceptuelle. Du coup je ne rentre pas dans les cases de l’art contemporain, on me reproche même d’être trop créative, de ne pas avoir développé une ligne de production industrielle avec une identité forte. Je me définirais comme une tisserande : je mêle des matières, des styles et des techniques qui ne sont pas destinés à se rencontrer, et j’en fais autre chose. Le résultat est à chaque fois différent mais la démarche est la même, c’est du métissage. Je suis une artiste instinctive, la création précède le concept.
Quelles sont vos influences ? Y a-t-il parmi elles une trace d’héritage de l’art roumain ?
Mes deux principales sources d’inspiration sont la nature et les arts mystiques, la terre et le cosmos si vous voulez. L’énergie brute de la nature et l’esthétique raffinée du créateur font battre mon cœur. J’ai par exemple fait une série de sculptures en laine dont une représentait le volcan du Niragongo, qui est entré en éruption récemment. Il y a peu de choses plus puissantes, plus mystiques qu’une coulée de lave qui balaie tout sur son passage avec une force tranquille quasiment divine. On trouve des produits de la nature dans presque toutes mes œuvres. Ensuite il y a les arts mystiques : ma mère nous fourre des icônes orthodoxes dans nos bagages quand nous voyageons, et mon père a emmené quelques masques et statuettes qui ont toujours une charge mystique en Afrique. J’ai produit une série d’icônes orthodoxes revisitées et les arts premiers africains sont très présents dans mon travail. Peut-être que ma démarche est animiste : toute chose a une âme, tout chose est animée par le divin. Je suis forcément aussi influencée par des artistes qui expriment cette énergie brute comme Picasso et Basquiat, une foule d’artistes qui se détournent des dictats de l’art conceptuel et d’autres qui interrogent plus directement le thème des identités mêlées comme l’écrivaine Annie Lulu.
Présentez-nous votre œuvre. La critique parle «d’un corpus d’œuvres qui fait autant allusion aux masques africains qu’à la peinture formaliste européenne ».
Je dois encore m’habituer à ce que la critique parle de moi, c’est assez troublant de découvrir la lecture que des tiers font de mon travail ! Le commentaire que vous mentionnez fait référence à une récente production qui, à nouveau, est un accident de l’histoire (c’est peut-être une thématique de mon parcours comme c’est la troisième fois que je vous le mentionne). Je suis tombée sur une série de gravures du 19e siècle représentant un couple d’ancêtres paternels de mes enfants. Ce sont des aristos allemands engoncés dans leurs redingotes et robes empire façon chefs de tribu. J’ai décidé de les métisser en leur affublant des masques africains et des peaux de léopard, c’est du métissage vers le haut si vous voulez, et un clin d’œil à mes enfants qui sont l’un et l’autre et surtout eux-mêmes. Nous vivons une époque où les identités sont au cœur des débats : les identités communautaires alimentent les conflits en Afrique et les identités de genre déchirent les sociétés occidentales. Si j’avais un message à faire passer c’est qu’il faut se détendre. On est pas ceci ou cela, on est tout ça et si cela ne convient pas libre à chacun de se construire son identité propre. Le métissage est une richesse et un vecteur de paix entre les peuples.
Quant au reste de mon œuvre, il est trop prolifique pour le décrire en quelques lignes….
Votre activité est connue partout dans le monde. À quelles expositions avez-vous participé et quels sont vos projets ?
Connue partout dans le monde c’est beaucoup dire, mais c’est vrai que je suis sortie du petit monde de l’art contemporain kényan pour exposer à Londres, Washington et bientôt Lausanne et à la biennale de Kinshasa. Je le dois à des rencontres fortuites, encore et toujours les accidents de l’histoire… Peut-être que les ancêtres me donnent un coup de pouce. Albert Einstein disait « le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », et il en savait une tonne sur les probabilités !
Vous m’avez dit que vous comprenez parfaitement le roumain. Gardez-vous encore des contacts avec la Roumanie ? Avez-vous déjà visité ce pays récemment ?
Je vous assure qu’avec une mère comme la mienne vous gardez le contact avec la Roumanie ! Même mon père parle parfaitement le roumain, c’est une langue parfaite pour les disputes. Nos années en Afrique n’ont pas été propices à voyager en Roumanie, mais je me suis promis de faire découvrir ce pays à mes enfants tôt ou tard.
Je pense que votre œuvre artistique mérite de se faire connaître autant en France qu’en Roumanie. Avis aux personnes intéressées !😊 À quand votre prochaine participation en Europe ?
Merci vous êtes adorable !
Je vais exposer à la Gallerie Foreign Agent d’Olivier Chow à Lausanne le 4 septembre prochain et au Cromwell Palace à Londres en Octobre. Bucarest et Paris seraient évidemment un grand honneur, je suis ouverte à toute proposition !
Pour plus de détails sur Maliza Kiasuwa, visitez son site : https://www.malizakiasuwa.com/
Propos recueillis par Dan Burcea