Interview. Marianne Jaeglé :« J’ai voulu donner une image un peu plus juste de ce qu’est véritablement une vie d’artiste »

 

Prendre comme outil un obturateur narratif réglé en priorité vitesse et immortaliser la respiration ineffable et soudaine censé résumer toute une vie, voici un bien surprenant défi que Marianne Jaeglé se propose à relever dans son nouveau recueil de nouvelles, Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires (Gallimard/L’Arpenteur). Dans la Note au lecteur de la fin de son ouvrage, l’auteure explique sa démarche et nous offre quelques indications sur les ressorts intérieurs de ses choix.

Parlons en premier lieu du choix des auteurs présents dans votre recueil, qui n’est sans doute pas dû au hasard. «J’ai eu envie de rendre hommage à ceux dont les œuvres m’accompagnent depuis toujours », écrivez-vous. Qui sont-ils ? Et comment interpréter ce compagnonnage qui finit par vous conduire à de vraies amitiés ?

Homère, Picasso, Mendelssohn, Charles Chaplin, Lee Miller… Nous sommes tous redevables aux œuvres que nous aimons de la sensation de Beauté qu’elles suscitent en nous et de l’espoir que cela nous donne.

Le projet du recueil ne m’est pas apparu d’emblée. J’avais écrit quelques textes brefs sans idée préconçue, juste en laissant aller le stylo… Caravage, Harper Lee, Chaplin. Harper Lee parce que j’entendais parler de la publication d’un roman posthume ; Caravage parce que j’avais revu la villa Borghese durant l’été à Rome ; et Chaplin car j’avais emmené ma fille visiter sa maison transformée en musée sur la rive du lac Leman. Puis je me suis rendu compte que ces différents textes pouvaient donner lieu à une série intéressante. À partir de là, j’ai travaillé de manière plus consciente afin de créer des variations d’une nouvelle à l’autre. J’ai interrogé ma bibliothèque, reparcourant certains ouvrages, ma mémoire, j’ai à la fois choisi certains auteurs (Primo Levi, Malaparte) ; on m’en a suggéré certains (J-K Rowling et Mendelssohn) et j’en ai laissé d’autres s’imposer : Homère, Picasso.

Quant aux variations, je les ai axées sur un aspect particulier du geste créateur : inspiration, obstacles divers, retravail, renoncement, production en public, rivalités, échec ou apothéose…

J’avais envie de donner à voir ce que vivent les artistes, ce à quoi ils se confrontent.

Sans doute, les éléments biographiques vous imposent des contraintes qui, grâce aux vertus de la fiction, deviennent des histoires de vie. Entre la contrainte de documentaliste et la liberté fictionnelle, comment avez-vous réussi à réconcilier ces deux aspects ?

Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu des concessions à faire. Je travaille à partir de la documentation et ce sont les réalités biographiques découvertes en lisant ou en me renseignant sur une œuvre qui suscitent en moi l’envie d’écrire. Par conséquent, je dirais que chez moi, la fiction s’adapte à un cadre qui est préalablement défini par les éléments de la vie des personnages et non l’inverse. Je n’ai pas la tentation de plier un personnage à ce que je veux écrire. En revanche, il est arrivé que je ne réussisse pas à écrire ce que je voulais. Ou bien qu’une fois écrite, une nouvelle soit écartée parce qu’elle ne me satisfaisait pas. J’ai ainsi écrit une nouvelle sur la Comtesse de Ségur, une sur La Bruyère… Inutile de les chercher dans le recueil, elles ne me semblaient pas assez bonnes et je ne les ai pas gardées.

J’avais envie d’écrire au sujet de l’amour de madame de Sévigné pour sa fille, ou sur son amitié pour madame de Lafayette. J’ai donc relu les correspondances, fait des recherches… Pendant ce temps-là, des envies d’écritures surgissaient en moi. Puis quand il m’a semblé en savoir assez, je me suis assise devant mon cahier pour écrire et j’ai tracé … les premières lignes de la nouvelle consacrée à Lee Miller. Sur laquelle je ne m’étais guères documentée jusque-là, mais dont je connaissais le parcours. C’est elle qui s’est imposée à moi, alors que j’avais cherché ailleurs… Pourquoi ? Mystère.

En réalité, ce qui est difficile à concilier en écriture, me semble-t-il, c’est ce qu’on pourrait appeler « une idée », ou une volonté consciente et délibérée d’un texte précis, et le véritable moteur de l’écriture, qui nous échappe bien souvent, dont nous ne prenons conscience qu’après avoir écrit. Je n’ai jamais réussi à produire la nouvelle consacrée à madame de La Fayette.

Et puis, il y a ces fulgurances cruciales et définitives qu’il faut choisir pour rendre compte de toute une vie. Comment les avez-vous choisies pour arriver à une telle focalisation capable de scruter ces histoires personnelles ?

Je n’ai fait que reprendre un motif bien connu, celui qui se trouve à l’œuvre dans Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme de Zweig, ou dans Une journée d’Ivan Denissovich. Je l’ai systématisé en le réduisant à un instant.

Je n’ai pas eu pour projet d’écrire des Instants qui rendent compte de toute une vie mais néanmoins, il y a un effet étonnant dans ce temps court qui s’est imposé à moi. De même qu’une goutte d’eau contient tout l’océan en miniature, un instant de nos vies, si on le choisit bien, peut-être à l’image de notre vie tout entière, dont il intègre toutes les composantes et qu’il reflète en grande partie. Je me suis appuyée sur le principe bien connu qui affirme que « Chaque poil du lion est un lion ».

Du point de vue du style, je dirais que vos textes renvoient par le biais de la focalisation à ce que j’appellerais des « nouvelles-haïkus » où la réalité à peine touchée déclenche, tel l’effet papillon, une vibration universelle. Seriez-vous d’accord avec cette image ?   

Je suis d’accord avec toutes les images. Du moment où le texte quitte l’auteur, il appartient au lecteur. À lui de dire ce que cela lui suggère.

Pour ma part, en les écrivant, j’ai plutôt songé à des épiphanies, des moments de révélation soudaine d’une signification jusque-là ignorée, ou méconnue. Mais par moments, par exemple pour Paul Claudel, la nouvelle repose justement sur le fait que la révélation ou la prise de conscience n’ont pas lieu. Pour le personnage, j’entends. Pour le lecteur, si.

Dans d’autres nouvelles, comme Verrocchio, ou Théophile Gautier, il me semble en revanche que c’est la mise en abyme qui fonctionne : l’œuvre reflète, parfois de façon déformée, parfois de manière inversée, quelque chose de la vie de l’auteur et cet effet de ressemblance est infiniment troublant, du moins pour moi.

Illustrons, si vous êtes d’accord, ces propos par quelques exemples, laissant aux lecteurs le plaisir d’en découvrir la totalité. Déjà, le voyage de Léonard de Vinci. De quoi s’agit-il et pourquoi l’avoir choisi comme titre du recueil ?

Il y a en réalité trois nouvelles dans lesquelles Léonard de Vinci apparaît : celle consacrée à Verrocchio, qui fut son maître à Florence, auprès de qui Léonard a fait ses premières toiles ; celle consacrée à Michel-Ange, qui fut son rival à Florence ; et celle où Léonard chemine vers Amboise, pour se rendre à l’invitation du roi François 1er, quittant pour toujours les lieux où il a vécu toute sa vie.

Je n’avais pas prévu ceci en commençant à écrire, mais la vie de Léonard est d’une immense richesse et une seule nouvelle consacrée à sa personne me paraissait insuffisant. Montrer les relations maître à élève, montrer les tentatives hors du commun qu’il a mises sur pied et les échecs que Léonard a endurés dans sa vie, puis enfin permettre au lecteur de cheminer quelques minutes avec cet immense génie qui n’a guère plus de deux ans de vie devant lui : voilà ce qui s’est imposé à moi. C’est pourquoi il a donné son titre au recueil. Avec ces trois nouvelles c’est comme si on pouvait parcourir en accéléré toute une vie de travail et de création. C’est aussi comme si la vie de Léonard se déroulait sous nos yeux avec la fugacité d’un instant. N’est-ce pas aussi une sensation qui nous concerne tous ?

Pourquoi dit-on de Caravage qu’il sait « saisir l’instant » et en quoi cette capacité l’aide-t-elle à avancer ?

C’est plutôt une question à poser à un spécialiste de peinture… Mais ce qui est certain, c’est que du fait de la vie agitée de Caravage, plusieurs moments de sa vie auraient pu donner lieu à l’écriture d’une nouvelle. J’en ai moi-même écrit deux : celle que j’avais écrite initialement n’est pas celle qu’on peut lire dans le recueil. J’avais d’abord écrit un moment où l’envoyé de Caravage présente le tableau David et Goliath au neveu du Pape, espérant ainsi obtenir le pardon du Saint-Père, et surtout la levée du bannissement dont Caravage a été frappé. Je n’ai pas retenu ce texte. J’ai préféré l’instant où le talent de Caravage se confronte au pouvoir de l’argent et où alors même que son travail est nié, il trouve en lui la force de créer une autre œuvre, dans laquelle se reflète la nécessité pour lui de travailler encore.

De toute la panoplie des écrivains, permettez-moi de m’arrêter à une auteure que nous aimons beaucoup, Irène Némirovsky, celle qui s’efforce de « transformer le réel en mots ». Quel impact à sur sa vie cette injonction : « Il faut partir, madame Irène » ?

A l’origine de cette nouvelle, il y a ma perplexité.

Pourquoi cette femme si brillante a-t-elle ignoré le danger qui la menaçait ? Quel mélange de fatigue, d’optimisme, d’inconscience, d’aveuglement l’a empêchée de fuir, de se mettre à l’abri des persécutions ? Je n’avais pas la réponse, et c’est cette réponse-même que j’ai cherchée à travers l’écriture. Mais, pour le coup, j’écris dans un blanc de la documentation, car qui peut dire pour quelles raisons elle est restée dans la maison qu’elle occupait jusqu’à la rafle de juillet 1942 ?

Revenant à l’ensemble de ces Instants, que diriez-vous en conclusion ? Qu’en fait, cela nous concerne tous et qu’un jour nous serons contraints de nous expliquer « avec ce que la vie va mettre sur [notre] chemin » ?

Nous y sommes tous contraints, chaque jour. Mais dans l’expression « vie d’artiste » on entend quelque chose de joyeux, de libre, d’enviable… J’ai voulu donner une image un peu plus juste de ce qu’est véritablement une vie d’artiste et donner au lecteur les moyens de ressentir ce qu’il en coûte d’efforts, de sueur, de joie, de sang et de larmes de vivre l’une de ces vies d’artistes. « L’homme désire l’éternité, mais il ne peut avoir que son ersatz, l’instant de l’extase » affirme Kundera dans les Testaments trahis. C’est particulièrement vrai de l’artiste.

Propos recueillis par Dan Burcea

Crédits photo de l’auteure : F. Mantovani © Gallimard

Marianne Jaeglé, Un instant dans la vie de Leonard de Vinci et autres histoires, Éditions Gallimard/L’Arpenteur, 2021, 208 pages.

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