La présence cette semaine de Sorj Chalandon au «Bookfest», le salon du livre de Bucarest de cette année 2014, est un vrai événement littéraire. Après avoir reçu le Goncourt des lycéens, en France, et le Goncourt/le choix d’Orient, suite au vote d’un jury formé d’étudiants du Liban, de l’Egypte, de la Syrie, de l’Iraq et de la Palestine, son roman «Le quatrième mur» a été couronné par le prix Goncourt/le choix roumain, par un jury composé cette fois-ci d’étudiants des plus grandes universités de Roumanie.
La parution aux Éditions Humanitas de la traduction de son livre, ainsi que la rencontre avec le public roumain représente un deuxième événement que l’écrivain français savoure pleinement, avec l’émotion naturelle que ce type de rencontres puisse avoir d’unique et de merveilleux.
Avant son départ pour Bucarest, il nous parle de sa joie et de son impatience de pouvoir rencontrer les lecteurs du pays de Cioran et Ionesco.
De tous les prix reçus jusqu’à présent pour vos romans – je pense au Prix Médicis, en 2006, pour « Une promesse » et au Prix de l’Académie française, en 2011, pour « Retour à Killybegs » – le Goncourt des lycéens reçu en 2013, en France, pour « Le quatrième mur » semble vous avoir le plus ravi, à tel point que vous avez parlé d’un prix « pur et cristallin ».
L’âge du jury était-il si important pour vous ?
Non seulement l’âge des jurés est important pour moi, mais aussi la composition de ce jury. Je ne pensais pas qu’un tel livre, dans sa violence, sa brutalité, sa noirceur, puisse être ressenti non comme un livre de guerre mais bien comme un livre de paix. C’était mon but mais je craignais qu’il ne soit pas compris. Il l’a été, et par des lycéens. C’est un grand soulagement. Lors d’un débat sur le Goncourt des lycéens, l’un d’eux m’avait dit : « Il n’y a pas d’espoir dans ce livre ». Et c’est son ami qui lui a répondu à ma place : « L’espoir n’est pas l’histoire que ce livre raconte, mais le fait qu’il ait été écrit ». Contrairement à moi, Georges ne revient en paix. Pour le faire, j’ai fracassé cette part d’ombre et, malgré leur jeunesse – ou grâce à elle – les lycéens l’ont compris.
Ensuite, ce prix est cristallin car c’est un prix de lecteurs. Pour le Prix Goncourt des lycéens, 2000 jeunes, dans toute la France, choisissent un livre parmi plus de dix autres. Pas de pression d’aucune sorte, pas de jeu avec les maisons d’éditions. Ces jeunes aiment ou n’aiment pas. Seul leur avis compte. C’est brutal. Et précieux.
Comment avez-vous accueilli la récompense du choix roumain du Goncourt, plébiscité aussi par un public jeune, composé essentiellement d’étudiants en Lettres modernes des grandes Universités de Roumanie?
Comme un Prix de lecteurs, une fois encore. D’autant plus important qu’il est remis par des jeunes dont le français n’est pas la langue première. Il y a donc double travail. Le travail d’apprentissage d’une langue étrangère puis le travail de lecture. Être primé par des étudiants qui font le double effort de lire et de lire dans une langue qui n’est pas la leur, est un très grand honneur. Pour « Le quatrième mur », j’ai reçu le choix roumain du Goncourt et le choix de l’Orient, quelque 17 universités réparties entre le Liban, l’Egypte, la Syrie, l’Iraq, la Palestine. Imaginer une Palestinienne de Gaza et un Roumain de Bucarest lisant les mêmes pages au même moment est d’une beauté vertigineuse.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la genèse de votre livre ? Pourquoi avoir choisi le Liban, « un pays de mort », qui, dans les années 80, vit le terrible drame de Sabra et Chatila ?
Jamais je n’aurais écrit ce livre si je n’étais pas entré à Chatila le vendredi, au troisième jour des massacres. Un journaliste n’a pas le droit au mot « Je ». Il lui faut regarder, voir, écouter, rapporter, mais il s’interdit ses propres larmes. Ce roman a autorisé ma tristesse. Et permis de regarder mes blessures en face. Je n’ai donc pas « choisi » le Liban. J’y ai laissé des lambeaux de moi.
Je suis Georges. J’ai été attiré par la guerre. Il a fallu la combattre en moi. Et je l’avoue.
Le roman se construit autour de la promesse invraisemblable que Georges fait à son ami Samuel, celle de monter « Antigone » de Jean Anouilh dans le Liban en guerre avec des acteurs choisis des dix peuples belligérants. Quelle signification faut-il donner à cet acte de littérature et de courage, calqué sur l’histoire et l’expérience de la célèbre pièce de Jean Anouilh dans les années 44?
Il me fallait donner un habillage dramatique et tragique à mon besoin de retourner sur les lieux de la guerre. J’ai choisi un être (metteur en scène de théâtre) qui, justement, n’avait rien à faire en guerre. Et que la guerre n’attendait pas. L’idée de Sam et de Georges est folle, mais belle aussi. Faire baisser les fusils. Après la pièce, ils se remettront à tirer, mais il y aura eu cette trêve.
Alors oui, comme Sam et Georges, j’ai cru que monter cette pièce serait possible. Y associer tous les acteurs de la guerre lui donnait une portée universelle. Je ne désire donner aucune signification à mes écrits. Je ne suis ni professeur, ni penseur, ni rien de tout cela. J’emmène le lecteur avec moi et lui demande juste de croire, comme moi, que nous pourrons vaincre la guerre.
La défaite de Georges était inscrite. Mais n’ayant pas été jouée, la pièce Antigone reste intacte, vivante et invaincue.
En effet, la transformation opérée dans les cœurs des acteurs est saisissante : chacun prendra sa part d’humanité et, autant que faire se peut, sa responsabilité dans une prometteuse démarche de paix. Comment définir cette incroyable force dramaturgique?
Je ne la définis pas. Je n’ai pas de mot pour cela. J’ai prêté à chacun de mes personnages les espoirs qui me portent, malgré la barbarie.
Quel message votre livre délivre-t-il à l’ombre des nombreux conflits qui ne cesse de proliférer partout, y compris aux portes de l’Europe ?
Je ne délivre aucun message. Je ne suis pas un messager. Je raconte une histoire. Cette pièce ne pouvait pas être jouée. Les lecteurs libanais me l’ont dit. Mieux, ils étaient soulagés qu’elle ne le soit pas. Jouer Antigone, cela aurait joué avec la réalité du Liban en 1982. Et donc, décrédibiliser cette tentative. Le soleil couchant avec les applaudissements, le rappel, les acteurs sur scène saluant le public et les miliciens écrasant une larme, tout cela aurait été le final d’un film hollywoodien. Pas de place pour cette farce dans le vrai. Ce livre n’est pas pessimiste. Il dit la guerre telle qu’elle est. Un enfer modelé par des femmes et des hommes ordinaires.
Votre livre paraît ces jours-ci en Roumanie et commence son cheminement vers le cœur du grand public. Votre présence au Bookfest de Bucarest fait honneur aux lettres françaises.
Quel message adresseriez-vous aux lecteurs roumains qui ont toujours gardé un intérêt particulier pour la littérature française d’où tant d’écrivains se sont inspirés.
Toujours pas de message. Simplement, dire et redire l’honneur qui m’est fait d’être édité dans votre langue. Vous avez lu ce livre en français. Grâce à sa traduction, il devient vôtre. C’est en roumain que vous entendrez les murmures et les cris. C’est en roumain qu’Antigone va s’adresser à vous, s’offrir et demander votre aide. Traduire un livre, c’est le protéger. Lui offrir une autre terre, un autre peuple, une autre vie. C’est avec vos mots, que Georges va tenter cette folle aventure. Vous en serez à la fois les témoins et les acteurs. Alors merci.
Propos recueillis par Dan Burcea (28.05.2016)
Sorj Chalandon, Le quatrième mur, Éditions Grasset, 2013, 336 p., 19 euros.
Voir la vidéo de la présence de Sorj Chalandon à Bucarest:
https://www.youtube.com/watch?v=7eh25UICkiE
La version roumaine de cette interview a été publiée dans le n° 723 du 23.05.2014 de la revue Observator cultural: