Écrit à la deuxième personne du singulier et tirant sa force des ressources du style direct, le roman de Karine Friedrich Parce que tu es mon fils et le sien est une interrogation sous forme épistolaire sur la paternité, sur l’amour et sur la fragilité des êtres devant le drame des sentiments érodés par la routine et les adversités. Plongé dans une introspection censée l’aider à comprendre et à faire comprendre et accepter à son fils sa conduite, un père met sur le papier dans un style alerte tout ce qu’il a sur le cœur pour lui dire : « J’ai besoin que tu saches maintenant pour me libérer de la peur et de ton jugement ».
À lire cette phrase, citée plus haut, couchée avec fébrilité par Joseph, votre personnage, on se rend compte de l’impératif de son geste. Dès lors, peut-on dire que l’écriture de votre roman est née de cette urgence?
Le besoin de vérité est toujours une urgence. Consciente ou non. Joseph porte cette universalité à son insu, l’injonction de dire sa vie pour devenir libre parce que, sans liberté, comment rêver le salut ?
Libre donc de la peur, consubstantielle à l’amour puisque nous ne craignons personne plus que l’être aimé, libre du jugement qui est partout, de cet envahissement de soi par le monde, ce qu’il convoque de déterminisme ou de condamnation, ce qu’il fait et affirme de vous malgré vous, malgré tout.
L’impératif de vérité et de liberté est le mouvement premier de Joseph, cette impulsion intérieure qui le pousse dans le sens de la confession et explique le chemin rebroussé avec peine, ce labeur quotidien, temps remonté avec une obstination douloureuse en dépit du silence pour écho, en dépit de deux décennies d’absence, ce recommencement impossible à retenir pour des mots qui ne changeront rien pour personne mais transforment Joseph en un homme libre, pour la première fois de sa vie.
J’ai écrit avec cette nécessité-là chevillée au corps, libérer un homme, l’amener à l’indulgence et au pardon de soi, qui autorisent à revendiquer le droit de se montrer dans une nudité entière, erreurs, peurs, faiblesses et lâchetés enchevêtrées, courage têtu et douleurs muettes qui trouvent une voix pour exister, toute cette fragilité désarmante qui me semble l’essence même de l’humanité.
Pourquoi avez-vous opté pour le genre épistolaire ? Répond-il à ce même besoin de donner force au témoignage contenu dans les pages de votre livre ?
Tout à fait, la force de ces 14 lettres tient là, dans le témoignage et la transmission.
Le dialogue n’était pas possible. Il fallait cet homme seul face à lui-même, seul comme au premier et au dernier jour, seul pour imposer sa voix au vide et la jeter à l’autre pour une chance commune de se retrouver. Quand il écrit, Joseph ne cherche pas à parler, il n’appelle aucune réponse, ne veut pas converser. Quand il écrit, il s’inscrit dans le don. La vérité, qu’il cherche d’abord pour lui, devient ainsi une offrande. Joseph écrit pour donner. Son cœur bafoué, les vies gâchées, le bonheur qui s’est échappé.
Les lettres étaient une évidence, le lien physique entre le père et le fils, la mémoire à toucher, frisson de papier, hors sol, hors temps, libre et vrai, où ils peuvent enfin communier.
Pour essayer d’identifier le thème de votre roman, je vous propose plusieurs pistes : une déclaration d’amour, une désertion, un repentir, un aveu, un profond regret. Lequel choisiriez-vous ou plutôt lesquels ? Tous ? Et pourquoi ?
Sans réfléchir, je choisis l’amour parce que c’est l’amour qui explique tout.
« S’aimer trop pour s’aimer bien », vérité cruelle mais tellement vérité. C’est de l’amour que vont naître l’abandon, la désertion, la violence, le repentir, les regrets, la souffrance mais c’est aussi l’amour qui construit le bonheur fou, l’espoir terrible, la densité des jours et le ciel si grand.
Donc l’amour, l’amour, l’amour, pour tous les fracas de lumière et de nuit qui font la vie.
Dans ce même contexte, j’ai apprécié l’art avec lequel vous évitez tout déterminisme psychologique ou social ou que sais-je encore pour expliquer le déclin du couple de Joseph et Magdalena. Joseph parle du « jour où tout a commencé à glisser ». Quelle vision du couple amoureux nous propose-t-il par cette image qui fait ressortir sa fragilité ?
Joseph n’a pas compris. Que l’amour ne répond à rien, ni à l’évidence avec laquelle il a aimé dès la première seconde, ni à cette volonté à peine consciente d’être heureux comme un enfant parce que les enfants ont le bonheur immédiat et inébranlable. Ni Joseph ni Magdalena ne sont des enfants. Sans doute que la vision à garder est qu’il faut aussi devenir grand pour bien aimer.
Joseph avouera plus tard se sentir « comme un idiot qui a eu le cœur trop gros, l’émotion trop violente, ravagé par cette fièvre que les gens appellent l’amour ». Comment interpréter ces paroles, si ce n’est que par un aveu d’un échec amoureux ?
L’échec de Joseph est, sans doute, sa naïveté, qui, tout à la fois, le rend aimable et pitoyable. C’est son cœur pur que j’ai voulu, cœur transparent, d’une simplicité qui me bouleverse, cœur naïf et bon qui bat au rythme de l’émotion, qui aime sans comprendre, désire sans effort et s’abandonne sans retour.
Quand il regarde ce cœur, le sien, qui lui a joué de méchants tours et l’a condamné à l’amour et au malheur, l’aveu de l’échec est irrésistible. Il en veut hargneusement à ce cœur gros, plein de violence et d’exigence, mais pour autant, il n’aurait rien fait autrement.
Il y a donc ici autant le regret que la reconnaissance de ce cœur qui n’est qu’à lui et lui a donné cette vie à raconter.
L’écriture est pour Joseph porteuse de multiples vertus dont la plus nécessaire est celle de la libération de sa conscience, non pas pour se débarrasser de ses problèmes, mais pour mieux les comprendre et les accepter. « Tu mérites ton histoire » – écrit-il à son fils. « Je suis là pour te la raconter ». Croyez-vous dans cette force de l’écriture, comme remède et moyen de réparation ?
Je crois en peu de choses autant qu’en l’écriture. Mon histoire personnelle y est, naturellement, pour quelque chose. Ma résilience est un crayon et le champ du papier, mon horizon de sérénité. Réparer m’apparaît donc assez intuitivement comme une fonction quasi viscérale de l’écriture. Mais plus encore, je crois en la parole. Je viens d’un monde d’exubérance, de jaillissements, aucun tabou et aucun refoulement, et c’est ce qui m’a sauvée, cette prise directe à soi par le verbe, cette auto-libération constante avec, à chaque recoin de l’être, une issue pour s’extraire et se réaliser.
Quand Joseph fait ce choix d’écrire et de dire, ce sont autant de gestes pour guérir, ce fils meurtri et sa mémoire blessée. Moyen et fin, l’écriture achève la réconciliation et la paix.
Malgré son absence, le personnage de Magdaléna occupe une place importante dans votre récit. C’est donc très juste de lui donner ici la parole de de vous laisser nous la présenter.
Magdalena est tout, comme le résume Joseph. Elle est celle qui enflamme, qui habite, qui emporte et qui détruit. Presque malgré elle. J’ai voulu la figure d’une femme sans passé et avec un avenir qu’elle ne mérite pas devant elle, qui n’a pas mesuré sa responsabilité dans l’amour, une femme de feu et de rire, belle, timide, légère, folle et ingrate. Elle devait être tout ça parce que Joseph est le contraire et qu’il ne pouvait, dès lors, aimer qu’elle.
Le même besoin de partage à travers la parole est porté par un autre personnage de votre roman, Yseult, la propriétaire de la chambre de bonne louée à Joseph. Autre histoire, autre drame, pourrait-on résumer. Mais résumer ainsi les choses ferait encore une fois injustice à la souffrance secrète des gens. Selon vous, comment pourrait-on résumer une vie sans la blesser ?
Joseph est un paysan, condition qui lui semble expliquer son destin misérable. Yseult, au contraire, vient du monde d’en haut, qui toise, avance et ne doute pas. Croiser chez cet extrême de lui la même douleur, un échec similaire, l’amour qui se fiche du monde, l’ancre dans le pardon qu’il se doit.
Yseult a malgré tout une qualité sur Joseph : elle s’est battue depuis la première seconde pour l’autre. C’est de cette lutte, de cet acharnement aveugle pour (con)vaincre l’amour que coule sa désespérance.
Enfin, une dernière question, concernant ce fils absent lui aussi. Est-il le symbole de cette même fragilité induite par l’abandon des adultes ? En cela pourrions-nous dire, en guise de conclusion, que votre roman est une plaidoirie pour l’amour parental comme condition inéluctable du bonheur des enfants ?
Ce fils sans nom est tous les enfants de la terre, les abandonnés, les muets, les orphelins, les maltraités, l’affection amputée, les berceuses étouffées dans la nuit, le vide effroyable qui enserre ces petites vies affamées de caresses et de bras, de murmures au réveil, de joies explosives, de contes de fées et d’un été qui traverse la mémoire jusqu’à l’adolescence.
Oui et totalement, je plaide pour l’amour inconditionnel du parent à son enfant, pour la présence pleine de précaution, la chaleur qui s’étend sur chaque minute, l’avenir et l’espoir, je ne veux pas la fuite, la haine, je ne veux pas le silence, les excuses et toutes les raisons pour expliquer, je déteste le pardon, ils sont partout dans le livre parce qu’ils doivent être pour que l’histoire ait du sens mais pour tous les absents qui ressemblent à ce fils, je n’en veux pas et je ne veux pas qu’on finisse par croire que ce n’est pas grave et que ça ira.
Parce que ça ne va jamais et que l’enfance est un territoire en danger.
Propos recueillis par Dan Burcea
Karine Friedrich, Parce que tu es mon fils et le sien, Les Éditions 20Seize, 2021, 127 pages.