Interrogée à plusieurs reprises sur les motivations qui l’ont poussée à écrire ce roman, Gaëlle Nohant a constamment évoqué sa volonté de redonner une forme romanesque à la « trajectoire » furtive et tragique de son héros, le poète et le résistant Robert Desnos. La critique a parlé de cette fulgurance comme de celle d’une « comète » (François Busnel), d’un héros « d’épopée » (Anne Brigaudeau) ou d’un roman qui, comme l’affirme l’auteure, « apporte la vie ». Il faut dire que la perspective correspond totalement à la figure de cet homme unique dont le crédo concernant l’écriture visait « une possession et un vertige, une plongée, une odyssée sans limites et sans boussole ». Reste qu’il est difficile pour la narratrice de contenir en un seul trait, cohérent de surcroît, autant de contradictions qu’engendre la personnalité d’un tel artiste et d’un tel homme. Elle réussit pourtant son pari en nous livrant l’histoire dramatique de la vie de son héros dont le parcours est écarté entre deux fatalités, une amoureuse, appartenant aux cœur et qui lui demandera constamment d’inventer « d’autres fins aux histoires tristes », « d’écrire pour regagner du pouvoir sur ce qui vous échappe » et l’autre, plus forte que le destin des hommes et appartenant à l’Histoire qui l’obligera à aller vers « un ailleurs menaçant », comme « un Ulysse retenu loin d’Ithaque », vainqueur du sommeil et de la peur comme un incorrigible « dormeur éveillé ».
Voilà pourquoi il faut dire que le livre de Gaëlle Nohant se situe au-dessus de la biographie romanesque par sa très fine intuition d’avoir affaire non pas à un simple récit de vie mais à une légende qui réussit à englober et à donner sens au destin de son personnage. Car si une vie peut tout simplement se raconter, un destin demande à être scruté pour y trouver le sens même d’une existence qui, fusse-t-elle aussi courte que la trajectoire d’une comète, peut prétendre à l’unicité et à l’exemplarité et, par conséquent, à la mémoire. La confidence selon laquelle, la poésie de Desnos « la consolait de tout » en est ici un argument suffisant à la mise en avant de cette singularité que nous venons d’évoquer. Rajoutons à ce nécessaire travail d’écriture qu’elle entreprend à travers les événements racontés un second élément que nous pourrions définir comme une introspection amoureuse au plus profond de l’âme de son personnage pour qui elle ne cache pas une affection bienveillante, voire se déclarant éprise de lui en secret. Il est ainsi facile d’accorder à cette narration un caractère lyrique qui rejoint l’épique déjà retenu par la critique. Rien d’impétueux ou de surfait ne transparait en revanche dans l’écriture de Gaëlle Nohant. Au contraire, le regard lumineux qu’elle porte sur son personnage infuse son écriture d’une douceur maîtrisée et complice qui l’accompagne tout au long de son histoire.
Cette histoire, justement, qui commence en 1928 avec le retour de Cuba de Robert Desnos, avec, caché dans sa cabine, le poète Alejo Carpentier. Connu et familier du Montparnasse bohème de l’époque, Desnos en deviendra une des figures emblématiques de ce monde effervescent, créateur, mouvant et effréné. Le roman accorde deux tiers de sa substance narrative à redonner vie à ce que fut la vie artistique parisienne d’entre-deux-guerres, un monde où son personnage évolue laissant l’empreinte indélébile de ses écrits, preuves de son talent, de son humanisme, de ses convictions et de son intégrité. Pour Desnos, la liberté d’expression prend des formes multiples, chacune avec une matérialité nécessaire à sa doctrine littéraire qui se détache du surréalisme commandé de Breton et reste fidèle à sa touche personnelle ou dans son travail de journaliste où, encore une fois, elle se nourrit du refus des compromissions et des injustices et de la nécessité d’affirmer la vérité. Il y a, bien entendu, les amitiés, les unes plus précieuses que les autres, comme celles avec Antonin Artaud, Man Ray, Jean Luchaire, Picasso, Jean-Louis Barreau, Pablo Neruda, le docteur Leuret, d’autres plus fortes par leur tragique brièveté, comme celle avec Federico Garcia Lorca, d’autres mouvementées, si l’on pense à Louis Aragon ou André Breton, et d’autres encore plus bizarres, comme celle avec le peintre japonais Foujita Tsugouharu. Malgré la sinuosité visible de leur parcours, tous aspirent à une nouvelle esthétique et une inédite expression artistique qui doit s’élever au-dessus de ce qu’ils croient être l’ignorance ambiante. La conclusion de la narratrice va indubitablement dans ce sens : « Les batailles surréalistes ont fait long feu. Que reste-t-il de leur énergie et de leur colère ? Un refus de la médiocrité. Une croyance renouvelée en l’étincelle poétique, une attention aux signes et au hasard. Et surtout la certitude, par ces temps sinueux, de se trouver du même côté des barricades ».
Et, puis, il y a dans la vie de Desnos l’amour ou plutôt les femmes qu’il aima ardemment, d’un amour si souvent déclaré, déclamé et partagé avec passion. Celui pour Yvonne Georges qui décline en même temps que la santé de cette star de la chanson de l’époque, mais surtout celui pour Youki (« neige rose » en japonais, surnom de Lucie Badoud), la femme mondaine qu’il va partager avec Foujita, mais qui restera jusqu’à la fin son capricieux mais secourable ange gardien. L’histoire de Robert et Youki se détache dans le cadre du récit par sa contrastante lumière qui absorbe toutes les nuances d’une relation qui passe de l’interdit à l’éclat et de l’inconstance à une union censé vaincre une séparation forcée – une fidélité au-dessus des épreuves de l’Histoire et de la violence.
L’arrestation, de Robert Desnos le 22 avril 1944 pour faits de résistance n’est que le dénouement tragique d’une réponse à sa position intransigeante envers l’occupant et ses collaborateurs. Tout bascule et ouvre à la narration la perspective tragique de la déportation et de la mort du poète, le 8 juin 1945 à Theresienstadt. Cette partie que l’on pourrait appeler l’évocation d’une absence occupe l’autre tiers de l’espace narratif du roman. L’écriture prend le ton grave de l’évocation romanesque où la voix de Youki se déploie sous forme de journal et prend l’accent du refus de la fatalité et du cri à la mémoire de son amour qui veut rompre les barrières et les interdits fixés par les règles de l’occupant. On retrouve ici la même couleur d’écriture que celle du livre de confidences écrit par Youki. L’amour de cette femme pour Robert emprunte ainsi les tonalités d’une élégie de la rupture, où les mots sont prononcés pour combler une absence pesante et où les deux protagonistes joueront jusqu’au dernier moment à la loterie de la chance de l’Histoire et de la survie. Au dessus de tout danger brille comme une étoile l’espoir des retrouvailles et de la vie qui ne peut que vaincre et continuer d’exister.
Gaëlle Nohant sait que seule l’émotion de l’écriture peut réussir le pari de son récit. C’est pourquoi, elle accorde, plus que toutes fioritures, une recherche juste de style, accordant une attention particulière à la sincérité affectueuse avec laquelle elle regarde tous ses personnages. Ce regard juste élève sa démarche au-dessus de la simple notice romanesque et touche de près la saga d’une époque si peu connue, en réalité, du grand public. L’information historique laisse suffisamment de place au tableau d’ensemble où chaque personnage occupe sa place avec naturel, montrant que nous avons affaire ici à l’analyse d’une époque finalement pas si éloignée de nous. Qu’il s’agisse de Robert Desnos ou de tous les intellectuels des années 1930, la violence du nazisme et de l’occupation a poussé l’être humain à se remettre devant sa conscience et décider de l’attitude qu’il devait envisager. C’est dans ce filon de mémoire que le roman de Gaëlle Nohant puise son actualité, nous ramenant à cette réalité et nous offrant comme modèle l’exemple du poète résistant.
Distillée dans des citations des extraits de ses poésies, la présence du poète a le parfum de la suavité et la couleur bleu ciel de ses yeux. Son charme unique se hisse au-dessus de son tragique destin et devient pour nous une garantie de sa présence rassurante qui nous enchante tout autant qu’elle nous interroge.
Dan Burcea
Crédits photo: ©David Ignaszewski-koboy/Éditions Héloïse d’Ormesson.
Gaëlle Nohant, « Légende d’un dormeur éveillé », Editions Eloïse d’Ormesson, 2017, 600 p., 23 euros.