« Vivre de telle sorte qu’il te faille désirer revivre, c’est là ton devoir »… consignait Nietzsche. C’est devenu la devise de ma propre existence. Par moments, je ne cessais d’entendre mon esprit me murmurer : « Collectionne les souvenirs, tu dois en avoir, tu en auras besoin, tu verras ! »
J’ai aussi écouté mon âme désireuse de savourer chaque instant, comprenant à quel point lui sont bénéfiques les voyages qu’elle attend avec effervescence, quels que soient leur fréquence et le degré d’exténuation du corps. Je ne connais personne plus à même de partir à tout moment et à n’importe quel endroit que moi. La destination ne compte presque pas, rien que la pensée de voyager soulève mes émotions avec une intensité qui me rappelle à quel point je suis vivante, pas seulement par les battements alertes du cœur, mais surtout par l’extase des préparatifs. Et cela m’arrive toujours, quel que soit le mois, quelle que soit la saison.
Je crois en l’existence d’endroits sur le globe connectés à la source de la création, où la communication avec la « source » est censée se produire, et où l’inspiration jaillit de son trop-plein ne s’arrêtant qu’une fois matérialisée. Ensuite, je crois en la compatibilité entre les humains et les parties du globe dont ils foulent le sol. J’ai exagéré quand j’ai avoué que je voyagerais n’importe où, mon esprit ne veut pas aller vraiment partout, au hasard — il y a tellement de pays et de continents qu’il ne souhaite jamais voir.
Il serait intéressant de savoir si d’autres aussi ont eu une partie de leur âme arrachée en quittant un endroit, autre que leur propre maison, des endroits dont ils sont irrémédiablement tombés amoureux, au point de prier pour y revenir, afin de se sentir à nouveau entiers ? Combien d’entre nous ont parfois porté en eux le zèle d’appartenir à des régions où nous avons probablement « vécu ou nous vivrons dans une autre vie » ?
Chacun d’entre nous, dit-on, voyage dans le sillage de ses pas parcourus du temps où notre âme faisait dans d’autres corps l’apprentissage de la vie. Ou bien nous traversons d’autres contrées pour nous habituer à une autre vie qui nous attend après celle-ci. J’ai, en ce qui me concerne, l’insolite soupçon, que parmi mes expériences sur Terre, j’ai dû être, au début, comme tant d’autres, quelque particule qui flottait sur l’océan primitif à l’état de « soupe planétaire », autrement je ne puis m’expliquer pourquoi j’affectionne tant l’eau et la chaleur. J’ai, en même temps, l’impression d’être l’incarnation d’un esprit ancien, qui garde le souvenir de nombreux endroits sur Terre, car partout je me suis sentie « chez moi ». Chaque petit recoin a quelque chose à dire, émet une vibration que je perçois comme un conte murmuré qui me rappelle quelque chose que je n’ai jamais connue. Comme l’instant est un don assigné uniquement aux terriens, tandis que le hic et nunc présente la constante qui aurait dû me définir, je ne saisis pas tout ce que je me suis imaginé, en dépit des sentiments et de l’intensité du vécu qui m’ont accablée. Mais mon imagination m’a toujours bien guidée et j’ai compris que j’appartenais à plusieurs endroits sur Terre.
C’est de la sorte que j’ai entraîné mon imagination en me figurant avoir jadis été une femme grecque égarée sur des rivages écartelés par les eaux. Je me suis aussi vue moi-même en Italienne de la Renaissance toujours amoureuse de l’amour, des arts et de tout ce qui était beau. Les châteaux moyenâgeux ont étrangement été une sorte de « chez moi » et les tours m’ont purement et simplement hypnotisée avec leur charme.
Si je devais retenir un souvenir ou une preuve concrète d’une autre vie, il s’agirait alors de ma perception de la mythologie, que je n’ai jamais considérée comme un simple conte, tandis que Michel-Ange serait l’être humain dont mon âme s’alanguit par-delà le temps et tout ce qui est humain, en pleurant, véritablement émue devant ses chefs-d’œuvre, le recherchant aux endroits où il a vécu, mais aussi dans les musées et les églises, en comparant chaque œuvre d’art que j’ai sous mes yeux à ce qu’il a créé, à chaque fois extasiée et en le considérant inégalable.
Dieu seul sait ce que j’ai été, si j’ai été quelque chose, mais je me suis imaginé avoir toujours été une femme aussi puissante qu’un magique dompteur de nuages et apprivoiseur de pluies. Ma vie présente eut un grand mérite : la richesse que représentent les rêves les yeux ouverts, grâce à mon esprit satisfait de tout, mais surtout de mes voyages.
De tout ce que j’ai été ou pas, jadis, dans la vie hinc et nunc, s’est retrouvé l’infatigable quêteur des choses où le ciel se reflète presque entièrement dans la mer, d’où la Lune a l’habitude de se lever, tout comme le majestueux Soleil. Elles sont nombreuses ces contrées : sublimes, parfaites, chacune individuellement, mais une en particulier, peut-être la plus « parfaite » de toutes, j’en ignore les raisons, a probablement remué, dans mon esprit, les souvenirs plus que toutes les autres.
À présent, en pleine pandémie, j’ai demandé à mon âme ce qu’elle désirerait le plus en cas d’arrêt de la paix sur Terre ou même de fin du monde ? « Je voudrais admirer la mer sur la côte calabraise ! » m’a-t-elle répondu aussitôt.
Comme c’est étrange : jadis elle m’aurait dit « Revoir les êtres qui me sont chers ! »
Adriana Ungureanu, 28 avril 2021
Adriana Ungureanu est docteur en économie et affaires internationales roumaine. Elle est co-auteure de deux livres d’économie et de quatre romans : Femeia la 40 de ani. Pe Facebook (2014), M-am născut să te întâlnesc (2015), Artista (2016) tous les 3 publiés aux éditions eLiteratura. Son dernier roman Urma pașilor ei-Iulia Hasdeu între viață și nemurire (2019) a été publié aux éditions EIKON. Elle collabore à de revues comme Cross-Cultural Management, Cronograf, Literatura de azi, Revista Nouă, Rotonda Valahă, Independența Română, Apollon et Mesaj Literar.
(traduit du roumain par Gabrielle Sava)