Posons le débat
Qui sont pour vous vos personnages ? Des « êtres d’un genre nouveau » (Marcel Proust), « des êtres fictifs pour mieux se connaître » (François Mauriac), des alter-égo qui permettent à l’auteur « d’être autre » (Danièle Sallenave) ou tout simplement des « porte-parole » de leur créateur (Molière) ?
La perspective proposée n’engage pas l’intentionnalité de l’auteur, mais sa vision ontologique sur ses personnages, ces êtres de paroles dont il est le géniteur. Deux hypostases parfaitement symétriques sont à prendre en compte : 1. Le personnage de fiction devient un être réel ; 2. L’être réel est anobli du titre de personnage de fiction.
À la base de cette réflexion
Le personnage de fiction devient un être réel
Dans la Postface de son roman La comédie de Terracina, Frédéric Vitoux de l’Académie française écrit : « Pour conclure, je pense à cette ambition sinon à cette maladie qui affecte la plupart des romanciers : parvenir à hisser leurs personnages au rang d’individus autonomes ou réels. Ce que l’on pourrait appeler le syndrome de Balzac, manifesté par l’écrivain sur son lit de mort quand il demanda que l’on fît venir à son chevet le docteur Bianchon, l’un des héros de la Comédie humaine ».
Balzac et le docteur Horace Bianchon
Extrait de La mort de Balzac d’Octave Mirbeau :
« — Dans la matinée du 18, Nacquart revint. Il resta plus d’une heure au chevet de son ami. Balzac étouffait… Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart : « Dites-moi la vérité… Où en suis-je ?… » Nacquart hésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Je vais vous dire la vérité… Vous êtes perdu. » Balzac eut une légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent la toile du drap… Il fit simplement : « Ah !… » Puis, un peu après : « Quand dois-je mourir ? » Les yeux pleins de larmes, le médecin répliqua : « Vous ne passerez peut-être pas la nuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzac semblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart, le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il y avait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle de ses halètements : « Ah ! oui !… Je sais… Il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devant la mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dans ces derniers mots, qu’il prononça avec une conviction sublime : « Il me faudrait Bianchon !… » À partir de ce moment, la crise s’atténua, mollit peu à peu. »
Anne-Marie Meninger et Pierre Citron, Index des personnages fictifs de « La Comédie humaine », La Pléiade, tome XII, p. 1175 à 1179 passim
Cet incroyable et brillant docteur Horace Bianchon traverse toute la Comédie humaine et incarne ce que nous pourrions appeler la figure humaniste par excellence, « une sorte de bienfaiteur de l’humanité qui s’efface derrière sa fonction ».
Généalogie et état civil d’un personnage
Un article complet dans Wikipédia, parle de ce brave docteur, comme s’il s’agissait d’un homme réel, alors qu’il n’est qu’une créature imaginaire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Horace_Bianchon
L’être réel est anobli du titre de personnage de fiction
Donnons encore une fois la parole à Frédéric Vitoux de l’Académie française dans la même postface : « Il me semble, toutes choses égales bien entendu, – continue-t-il – que j’ai entrepris ici une démarche opposée : me saisir cette fois de personnages réels et tenter de les hisser à la dignité des êtres de fiction. […] Cette rencontre (entre Henri Beyle et Rossini, n.n.) ne doit relever que du goût immodéré de Stendhal pour la mystification. Il aurait aimé rencontrer Rossini. Du coup, il accorde la réalité à ses propres désirs. Et tout est dit. ».
En effet, son roman relate une rencontre improbable entre Henri Beyle, 33 ans et qui n’est pas encore connu sous le nom de Stendhal, et le compositeur italien Gioacchino Rossini dans une auberge de Terracina. Les stendhaliens ont des doutes sur la réalité de cette rencontre, car peu d’élément la confirme, et elle est plus qu’invraisemblable. Sauf, qu’avec « son goût immodéré pour la mystification », Stendhal décrit dans Rome, Naples et Florence, cette rencontre comme ayant eu lieu le 9 janvier 1817.
Stendhal et l’art récidivé d’enjoliver
Stendhal, Rome, Naples et Florence, Paris, Le Divan, 1927, révision du texte et préface par Henri Martineau, page XIV : « Pour le surplus, Beyle ne s’est pas privé d’enjoliver. Il dit avoir rencontré Rossini à l’auberge de Terracine, en 1817, alors qu’il ne fit sa connaissance que deux ou trois ans plus tard. Il transporte à Venise, 27 juin 1817, la soirée qu’il passa en réalité avec lord Byron, à Milan, en 1816 il raconte un voyage en Calabre où sans doute il n’avait jamais mis le pied il feint d’avoir eu un entretien avec le cardinal Lanle, à qui il ne parla probablement jamais. Source :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6934f/f108.item.r=Rossini.texteImage
Quelle(s) réponse(s) pourriez-vous apporter à une ou plusieurs questions proposées ?
Quel regard jetez-vous sur ces notions et quelles proportions prennent-elles pour vous ?
Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages, vos doubles ?
Sauriez-vous vous reconnaître dans Balzac ou Stendhal chez qui la frontière entre réel et fictionnel est mise à rude épreuve, voire complètement occultée ?
Vous arrive-t-il à faire d’un de vos personnages un frère ou une sœur d’Horace Bianchon ou d’un passant (Rossini) à qui vous n’avez jamais adressé la parole un personnage d’une de vos fictions ?
À vos plumes !
Longueur du texte : maximum 2 pages
Délai d’envoi des textes : 1er septembre 2020