Il s’est installé à sa table de travail, comme chaque matin, depuis, depuis qu’il écrit. C’est devenu une manie à laquelle il ne peut se soustraire. Il a, il le sait, de la chance, et il la mesure, parce que depuis quelque temps, cette manie, comme il l’appelle, il en vit. Alors, il lui consacre la majeure partie de son temps, avec fièvre et implication. Même les jours de page blanche. Il reste assis à sa table de travail et en attendant l’Idée, il caresse les lettres tatouées sur sa peau : Nulla dies sine linea. Il sait que l’obstination et la patience, souvent, charrient dans les plis de leur robe, quelques restes de songes et de chimères.
Après la précieuse récolte, assis à sa table de travail, il peut enfin concevoir, composer. Il assemble des mots aux consonances musicales et rythmées. Il raconte. Il bâtit des décors, crée des ambiances, règle les lumières. Il exulte. Il définit l’espace scénique, invente un lieu. Il habille ses créatures et les lâche dans l’arène. Doucement, il leur souffle les dialogues. Il les dirige, les rassure, les guide dans leur jeu pour qu’ils soient justes et qu’ils émeuvent. Il corrige, il efface, il recommence. Il écrit. Toujours. Tous les jours, sans exception. Presque. Sauf que, depuis plusieurs semaines, il sèche. Ces personnages ne sont plus que des ombres errantes dans les coulisses. La scène reste obscure. Les décors rangés. Les costumes accrochés aux cintres. Il sèche. Sauf que là, depuis peu, la peur s’est invitée chez lui, à sa table. La tête prise dans ses mains, il s’interroge sur « sa condition d’écrivain ».
Va-t-il vraiment pouvoir dompter ses peurs ? Il en est à se demander s’il est encore possible d’avoir des choses à écrire dans les temps très incertains qui s’annoncent. Qu’ils annoncent. Eux.
Comment nier ce qu’il se passe dehors ? De la boîte noire, des voix dépeignent à toute heure de la nuit et du jour, un climat mortifère, empesté, contagieux : ces chiffres de morts tous réduits à une dimension comptable.
Sera-t-il tenté de s’engouffrer dans la brèche, comme d’autres l’ont fait ? Écrira-t-il, lui aussi, sur la bête ? Certaines nuits, il est presque sûr, elle vient gratter à sa porte. Dans cet enfermement obligé, qu’il pense assurément salvateur, il s’efforce de concentrer tous ses efforts dans l’unique but de tracer le sillon de la genèse d’une nouvelle histoire. C’est ainsi, pense-t-il, qu’il feindra le doute, et avancera, le pas sûr, en ces lieux accidentés depuis peu, où réside, secrètement, un peu de sa fantaisie. Il lui faut à tout prix évincer ces questions brutales qui mettent en exergue une fin inéluctable. Tenir debout, coûte que coûte malgré les secousses que produisent les discours pessimistes et sceptiques et garder l’équilibre pour ne pas sombrer dans le déni.
Il lui faut garder la plume alerte et l’encre fluide pour qu’elle coule à nouveau sur des lendemains porteurs d’espoir, même si parfois, l’absurde l’emporte.
Il pense, qu’il y a toujours une raison à l’écriture. Par exemple une lettre, qui serait d’amour, ou pas. Pour toi, qui derrière ta fenêtre, t’endors dans le silence confinant d’une ville déconfite.
Florence Herrlemann – Mai 2020
Florence Herrlemann est née à Marseille. Elle navigue entre Lyon, où elle vit, et Paris, où elle travaille. Premier bain artistique à 15 ans à Nice, avec trois ans de cours de théâtre. Plus tard, à Paris, ses rencontres avec de nombreux artistes lui permettent de « toucher » à la musique et à la sculpture avant de décider, en 2003, de passer derrière la caméra. Elle réalisera, entre autres, un film de sensibilisation à l’enfance maltraitée, diffusé par le Ministère de la Famille. Le festin du lézard, est son premier roman. Son deuxième roman, L’appartement du dessous (Albin Michel) est en lice pour le Prix du second roman, pour le festival du prix Horizon à Marche-en-Famenne, Belgique et aussi en lice pour le Prix « roman Cabourg » au salon du livre de Cabourg.