Lorsqu’elle publie en 2001 son premier volume de poésies, «Carte pentru Oma El» [Livre pour Oma El], Cristiana Eso mise sur cet ange qu’elle semble fréquenter pour rendre compte de sa sensibilité et de son sens appuyé de la métaphore. Le livre reçoit Le prix Ovidius de l’Union des écrivains roumains et ouvre la carrière de cette franco-roumaine qui sublimera son univers poétique dans deux autres volumes, bilingues cette fois : «Ordinea precisă a întâmplării – La Mécanique du hasard» (2004 – Prix Ex Ponto), et «Înălţarea – L’Assomption», (2006). «La Mécanique du hasard» la révèle comme « un espoir de la poésie roumaine » (Alex Ștefănescu). En 2009, elle devient membre de la Société des écrivains roumains. Le belcanto lui donnera par la suite l’occasion de partager son temps entre le travail de la scène en tant qu’artiste des chœurs de l’Opéra de Limoges et l’écriture. Entre 2011 et 2015, elle signe des spectacles musicaux («Le livre roumain des quatre saisons», «La chaise enchanteresse», «Moi jeune Vlad III dit Dracula») et participe à des nombreux festivals ainsi qu’à des manifestations multiculturelles et transdisciplinaires.
Il était donc plus que naturel de lui demander que représente pour elle être écrivain et artiste d’origine roumaine et d’expression française. Voici sa réponse:
Ce que nous apprenons enfants reste immuablement gravé dans notre esprit et notre cœur. Je suis née en Roumanie et je ne peux pas oublier mes premiers auteurs : Eminescu, Arghezi, plus tard Bacovia, Blaga, Stănescu. Établie en France, j’ai naturellement rapproché, durant mes études littéraires, mes deux cultures et ressenti pleinement leur essence commune et les contrastes de leurs richesses sororales.
Mais, visiblement, il fallait que je ressente autrement le mot. Le Conservatoire m’a ouvert alors de nouvelles perspectives. J’ai vu dans l’accord entre langage et musique l’aboutissement de mes recherches. Ce furent des expériences diverses et divergentes : poésie bilingue franco-roumaine, musique de chambre d’Enescu ou de Debussy, poésie sonore fantasque, mélodies sans sémantique arrêtée, mais au combien et immédiatement signifiante à l’auditoire, restant toujours dans le plaisir des sens, à la recherche des nouvelles significations. Quel surprenant péché de gourmandise artistique : chanter, réciter, traduire, écrire !
Je me souviens comment je recherchais dans le français que j’apprenais à mes quinze ans, le parfum originel et rassurant de mon enfance. J’étais déjà consciente que notre ancêtre linguistique commun, le latin, m’offrait l’assurance d’une forme particulière de fraternité faisant écho à celle affirmée si clairement dans la devise de ma nouvelle patrie. J’avais la liberté d’évoquer ma culture native à la bienveillante curiosité de mes nouveaux compatriotes. J’y ai rajouté la fierté d’exprimer mon appartenance à un héritage commun. Après avoir publié en roumain, je me suis lancée le défi d’écrire en français, cette langue qui me paraissait si difficile à mon arrivée.
Dans un autre registre, j’ai vu avec quelle aisance la musique reflète l’âme d’une culture, et avec quelle facilité elle gomme la tristesse, l’éloignement, les barrières. Je me rappelle qu’après un concert à l’opéra où j’avais chanté une mélodie d’Alfred Alessandrescu sur un poème de Musset, une personne du public m’a demandé si le compositeur n’était pas un des élèves de Paul Dukas, telle était évidente pour elle l’affinité entre les deux compositeurs, et fort le lien culturel et historique entre la Roumanie et la France.
À mes yeux, le plus naturel reste le plus touchant : un enfant pleure-t-il, gazouille-t-il différemment, selon sa nationalité ? Je suis toujours émue d’entendre la berceuse d’une mère quelle que soit sa langue. La musique m’a démontré l’existence d’une rassurante continuité, la possibilité de toucher spontanément la sensibilité, une promesse d’une solidarité.
Si le roumain m’a ouvert les portes du monde, dans sa première appropriation et compréhension, c’est le français qui a structuré ma pensée adulte. En écrivant et en chantant, je m’attache à mettre en « harmonie » les opposées, d’être de « concert » avec mes semblables, de « m’accorder » au monde par les mots, et par-delà les mots.
Je suis une artiste lyrique qui retient par la plume l’enchantement d’une parole fugace, un écrivain qui apprivoise dans la musique les mots français et roumains qu’elle aime, peut-être comme un alchimiste, dans le plaisir d’une belle aventure.
Propos recueillis par Dan Burcea (02.05.2017)
Soyez le premier à commenter