Le voyage culinaire romancé de Mona Fajal : rêves, légendes et saveurs dans «Shérazade était toquée»

La première carte de visite de Mona Fajal est celle de chef régnant sur les cuisines de sa «Dar Mona», sa villa gastronomique située dans Le Soler à moins d’une demi-heure de route de Perpignan. Elle y fait découvrir aux amateurs de bons plats «une cuisine gastronomique chaleureuse, où mets et saveurs d’Orient et d’Occident se marient dans une délicate alchimie pour le plaisir des yeux et des papilles». En cela, sa réputation n’est plus à faire, l’adresse étant bien connue par une clientèle avisée et fidèle. Plus inattendue est en revanche une autre carte de visite qui nous intéresse particulièrement ici : celle d’auteur littéraire s’illustrant cette fois dans un beau livre au titre suggestif, comme un dyptique enfermant des talents partagés entre l’image de la conteuse la plus célèbre de la littérature orientale et le symbole de son métier, «Shérazade était toquée». Le sous-titre précise qu’il s’agit d’un «voyage culinaire romancé au cœur du Maroc profond […] un itinéraire audacieux, plein d’humour et d’authenticité». Tout cela rassure et intrigue à la fois, tellement sommes-nous habitués à des clichés interdisant le mélange des genres et les règles préétablies.

Sauf que dans ce cas précis la surprise promet d’être grande !

Loin des sentiers battus et d’une prose improvisée pour s’accommoder au cadre déjà désigné, le livre de Mona Fajal s’impose par une capacité inattendue à tisser dans à peine dix nouvelles un univers narratif très marqué, aux couleurs de légendes et de contes de mille et une nuit qui prennent une place tout-à-fait naturelle dans le projet qui est le sien de nous parler de l’anthropologie culturelle du Maroc. Si le choix des dix villes suit une logique géographique et historique, le côté touristique lui rend un rayonnement actuel par les conseils prodigués indiquant des endroits ou des centres d’intérêt à visiter. Ainsi, des villes comme Meknès, Casablanca, Rabat, Tanger, Agadir ou Marrakech prennent place sur cette liste à la fois personnelle et liée au sujet de prédilection du livre, celui de la gastronomie.

L’ambition de Mona Fajal dépasse le projet d’écriture d’un guide touristique, déjà très bien illustré par les rubriques spécialement réservées à ce domaine. Une autre partie, beaucoup plus personnelle, s’invite dans ces pages qui nous font découvrir les raisons profondes de son projet : parler de son pays, de sa beauté, de ses trésors inestimables, est en fait pour elle l’occasion de parler de soi-même, de ses passions et de la beauté intérieure qui l’habite de la manière la plus secrète et la plus intime. Dans son Avant-propos, elle avoue que son but est de «mettre l’accent sur cette part de nous qui demeure en dehors du rationnel, du contrôlable et du mesurable». Avec cette affirmation, elle franchit la frontière qui sépare le domaine du concret de celui de la fiction qu’elle entend mettre au service de son écriture. Ainsi, le réel est transfiguré en une explosion de symboles et tous les détails qui le construisent, la folie des couleurs, l’avalanche des odeurs, le goût exquis des épices, l’unicité des costumes et le rythme inextricable des rituels de la vie quotidienne ou des moments importants de la vie comme les mariages ou autres fêtes de famille, le choix des mots dont beaucoup surgissent dans le texte provenant du vocabulaire dialectal marocain, étant soigneusement décortiqués dans des notes explicatives et un glossaire complet à la fin de l’ouvrage, tout ce grand monde prend place dans cet irrationnel qui échappe au contrôle et au mesurable qu’elle décrit comme une deuxième nature.

N’est-ce pas en cela que consiste, en fait, le propre de la littérature ?

Mona Fajal a bien compris que, mieux que quiconque, son imaginaire était le seul capable à lui permettre de conjuguer tout l’arc-en-ciel d’amour qu’elle garde pour son Maroc natal, toujours présent en son cœur, pour ses gens, ses coutumes et ses trésors. À elle la liberté d’échanger la toque pour la plume et de donner libre cours à son imagination ! Inspirées ou pas du patrimoine légendaire oriental, dont Shérazade pourrait bien être le nom, ses nouvelles reprennent à leur manière des sujets peuplés de fées et de djinns, de mythes et de légendes. Les titres et les domaines abordés sont sans surprise reliés thématiquement à la cuisine, lieu qui se charge d’une symbolique particulière, comme territoire interdit ou abandonné par les hommes où s’exerce, selon elle, un art exclusivement féminin, permettant aux femmes de montrer leur vrai pouvoir d’imagination et de séduction.

Prenons ici un seul exemple. L’atmosphère liée à la ville de Meknès est présentée dans «L’arbre défendu» comme un mélange inattendu entre la légende de Barbe bleue et le mythe du Paradis perdu. La nouvelle nous fait découvrir les aventures de Zina, un personnage qui renvoie à celui d’Aicha Kandisha. Après le décès inattendu de son père, Zina est obligée d’abandonner ses études et «ses rêves de petite fille de rencontrer le prince charmant» et d’épouser Hadj Erradi, un homme d’une quarantaine d’années son aîné. Sa seule consolation est sa nouvelle maison située dans la vieille médina de la ville. La description de ce lieu, comme presque tous les endroits évoqués dans ce livre, resplendit sous l’avalanche des couleurs. C’est l’exemple de ce «havre de paix» qui a au milieu «un petit bassin où quelques poissons bariolés de rouge jouaient au cache-cache entre les nénuphars» et «une fontaine centrale aux zelliges blanc et bleu» déversant «une eau clairsemée de pétales d’hibiscus dont les branches entre-mêlées à celle du bougainvillier offraient un spécimen de paradis». Comme dans tous les textes touchant à la légende et au genre littéraire porteur d’une sagesse typiquement orientale, l’intrigue est mise au service de la morale qui les traverse. Zina est confrontée à l’interdiction de toucher aux fruits du cognassier qui trône dans le jardin conçu comme une sorte d’Éden. Elle a le choix entre résister à la tentation ou désobéir aux injonctions de son mari. La suite dépend donc de l’attitude des personnages qui seront ou pas appelés par la suite à résoudre une intrigue qui les dépasse et les domine. Le retournement de situation et l’implication symbolique du récit surprennent par une incroyable richesse imaginative dont fait preuve la narratrice.

Laissons aux lecteurs le loisir de découvrir la totalité de ces magnifiques histoires et vantons, quant à nous, à juste titre et avant tout, cette ingéniosité de l’intrigue, la richesse et la maîtrise du style qui se nourrissent d’épithètes surprenantes et de salves d’énumérations dispersées en arômes, en couleurs, en éclats qui enchantent la vue, l’odorat et les papilles.

Mona Fajal semble vouloir écrire ce livre en deux temps, avec un cœur partagé entre son imaginaire plongé dans les lectures de son enfance, et les saveurs de sa gastronomie répandues à travers les recettes et les conseils qu’elle nous prodigue à la fin de chaque chapitre.

«Shérazade était toquée» est en fait un savoureux régal littéraire offert par une femme qui s’appuie sur ses rêves d’enfant pour nous faire connaître la mesure de ses incontestables et multiples talents.

Dan Burcea (01.05.2017)

Mona Fajal, Shérazade était toquée, 10 villes, 10 nouvelles et 10 recettes du Maroc, Éditions Tourisme et Découvertes, 2015, 264 p., 26,90 euros.

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