Florentina Postaru publie « Heureux qui, comme mon aspirateur… », un livre dont seuls les propos faisant référence à l’humour qui accompagne le texte arrive à adoucir l’avertissement contenu dans le sous-titre « Grandir dans la dictature roumaine ». À une distance de 30 ans de la chute du régime, la génération des enfants de l’époque qui ont aujourd’hui la quarantaine se retrouve à une mi-distance leur permettant un regard plus détaché, voire apaisé devant ces événements sanglants. Car, sinon, comment interpréter la « folle aventure » de ce livre et comment lire ces textes écrits comme des partitions musicales ? La romancière roumaine semble avoir trouvé la clé lui permettant de naviguer à travers l’histoire, tout en évitant que cette légèreté supposée n’insulte la mémoire contenue dans son livre. Son secret ? Seules l’innocence du regard enfantin et la volonté d’exorciser l’impossible attente d’un monde meilleur sont capables de gagner à la fin un tel pari.
Ai-je raison de dire que seul un certain détachement permet à l’humour et au sens de la dérision de gagner du terrain devant la mémoire et le caractère répressif du régime ? Le considérez-vous comme un privilège générationnel ? Sinon, comment expliquer votre démarche littéraire dans l’écriture de ce livre ?
Oui, vous avez raison, mais aussi, l’humour a été un médicament pendant ce régime maladif. L’humour montre bien l’absurde de cette période tragique de la Roumanie et il est lié à notre peuple « mieux vaut rire que pleurer », cite toujours mon père. J’ai commencé à écrire mon enfance à la demande d’une amie, professeur, pour aller dans un collège en Bretagne et raconter mon histoire aux enfants. Loin de ma famille, de mes amis, de Roumanie, j’ai déroulé mes souvenirs avec beaucoup d’intensité, j’ai ouvert des tiroirs fermés depuis longtemps et ma mémoire m’a tout remis à disposition. Ma mère était surprise de tous les détails qui me revenaient, elle m’a dit un jour que j’avais une mémoire presque dangereuse.
Pourquoi avoir opté pour la narration à la première personne ? Craigniez-vous un certain éloignement et une perte d’authenticité en confiant votre histoire à une « narratrice » autre que Floricel ?
Raconter à la première personne c’est écrire avec le cœur, tout assumer, ne pas faire de concessions : reconnaître des faiblesses, des torts, jouer avec l’autodérision. Le lecteur m’accompagne au long de ma vie, presque 40 ans et suit Floricel à la maternelle et à la maison, Flori au collège, Floarea au village de mes grands-parents et plus tard Florentina au travail. C’était tellement personnel que je n’arrivais pas à me détacher du « Je » et de parler de moi à la 3e personne.
Dès les premières pages, on apprend que votre personnage porte en elle ce que vous appelez « les balbutiements d’une révolutionnaire ». Comment comprendre cette douce preuve d’autodérision ? Les Roumains sont-ils tous tels que votre héroïne ?
Je raconte dans mon livre une histoire : petite, j’adorais assister mon père dans la cuisine. Un jour, il m’a dit de taper la polenta chaude avec la main. Je l’ai fait vite sans hésitation et bien sûr me suis brûlée. Mon père m’a alors expliqué qu’il ne fallait pas toujours obéir sans réfléchir. Mes parents ont essayé tout au long de nos vies d’enfant de nous faire réfléchir avant d’exécuter un ordre. Ma mère nous a toujours stimulé à répondre, même quand elle nous grondait. Je ne peux pas généraliser pour tous les Roumains, je pense que la révolution roumaine a donné une impulsion de courage aux gens pour s’exprimer, pour dire « ça suffit ».
Entre la discipline, les uniformes tristes, le froid et les punitions en classe que retenez-vous de votre scolarité ? Vous parlez même d’une dictature aux multiples visages, où chacun est porteur d’une autorité débordante.
J’avais souvent ce sentiment, chaque personne aurait pu être un dictateur : le prof principal en classe, l’entraineur de handball, ma sœur avec moi. Une forme d’autorité envers les plus faibles existait à tous les niveaux. Même la vendeuse de l’épicerie avec son pouvoir exerçait cette forme d’oppression, la dame qui vendait les billets dans le bus… partout on observait des comportements de potentiel dictateur. Ma scolarité pendant les années ’80 a été dure mais j’ai eu la chance de rencontrer aussi de vrais pédagogues qui ont ouvert mon envie d’apprendre des langues étrangères, de voyager, de lire, de découvrir des choses intéressantes.
Inoubliables sont les vacances d’été chez vos grands-parents que vous faites revivre avec un inaltérable amour.
Les vacances nous les passions à Sabangia, un village situé à 35 km de Tulcea. Notre bande de quatre cousins remplissait d’amour et de bruit la cour et la maison de mes grands-parents. Pendant l’été, trois mois sans chaussures à jouer dehors, aider dans les jardins, chanter dans la balançoire, courir : c’était la liberté pour nous. C’était le moment le plus attendu de l’année. Puis, pendant l’hiver, le Noël, couronné par l’assassinat d’un ou plusieurs Ghita (le chapitre-hommage pour tous les cochons sacrifiés pour Noël). J’ai écrit un chapitre-portrait de ma grand-mère, Fiofana. Quand je l’ai lu à ma famille, nous avons eu les larmes aux yeux. L’amour pour elle restera en nous pour toujours.
Pourriez-vous nous parler aussi de vos parents à qui vous dédiez votre livre ?
Mes parents sont des gens simples qui ont tout donné pour ma sœur et moi. Ma mère travaillait à l’usine d’aluminium et mon père en métallurgie. Il est passionné par l’histoire et par la littérature française. Mon père nous a donné l’envie d’être curieux, de chercher, de connaître, de comprendre. Ma mère nous achetait des livres, elle adorait l’écrivain Marin Preda. Ils ont toujours voulu nous offrir ce qu’ils n’ont pas eu : l’accès à l’école et aux études.
Je pense toujours qu’ils ont coloré avec leurs moyens mon enfance pendant cette période grise de notre histoire : mon père avec son humour et ses blagues, ma mère avec son amour et sa loyauté.
Vous affirmez que de toutes les privations du régime, les queues devant les magasins d’alimentation sont restées pour vous un des plus tristes souvenirs. De quoi s’agit-il ?
Sauf le froid, le noir et les privations, la queue représente un souvenir très fort. Faire la queue pour tout : le lait, l’huile, le pain, la bouteille de gaz, place au cinéma, librairies… pour tout ! C’était une forme d’humiliation de ce régime malade qui nous rendait impuissants. J’ai réalisé tard tout cela. Enfant, je préférais être dehors avec les amis pour faire la queue et jouer en même temps. Ramener les griffes de poulet était une récompense après des heures et des heures d’attente. Partir en même temps que mes parents à six heures du matin pour faire la queue afin de ramener du lait faisait partie de notre quotidien. C’était le rituel de notre existence.
Quel âge aviez-vous au moment de la Révolution de décembre en Roumanie ? Quels sont les souvenirs que vous évoquez dans votre livre ?
En décembre 1989 j’avais presque 13 ans. Je sens beaucoup d’émotion chaque fois que j’en parle. J’ai senti la peur pour la première fois, la vraie peur qui paralyse. Je me trouvais à Mangalia avec toute l’équipe féminine de handball du club sportif de Tulcea. Les premiers jours nous sentions nos entraîneurs agités et moins investis par leur tâche. Le 22 décembre pendant le moment du déjeuner ils nous ont annoncé la nouvelle : Ceausescu était parti, c’était la révolution. La question de Sabina : « on aura des bananes maintenant ? » raisonne encore dans ma tête, 30 ans après. Ensuite, la nuit de 22 décembre, ils nous ont réveillés à 2 heures du matin et nous ont amenées sur un petit stade, dans le froid, dans le noir, sur le fond sonore des canons… j’ai vécu cette peur, la peur d’entendre de si près des armes. En rentrant à Tulcea, le jour de Noël, chez nous, il y avait une atmosphère différente des autres années, une joie pas assumée, un mélange entre bonheur et peur du futur.
Une vraie liberté annonce son arrivée dans le pays. Que vous dit-elle cette liberté à ce moment de votre vie ?
De nouveaux mots sont entrés dans notre vocabulaire, utilisés abondamment : victoire, démocratie mais surtout CHOISIR. Choisir comment s’habiller pour aller à l’école, choisir la chaîne télé, la musique. Nous étions la génération qui apprenait à faire des choix. C’était extraordinaire. Découvrir la musique, aller en boîte, avoir des jeans, commencer à ressembler aux occidentaux, regarder TV5, écouter sans arrêt cette belle langue et enfin connaitre l’abondance et le confort : finies les queues, finies les coupures électriques, du chauffage tout le temps et même du chocolat !
D’où vient le premier contact avec la langue et la littérature françaises ? Qu’a représenté pour vous l’ouverture vers ce nouvel horizon ? Et plus tard pour votre activité professionnelle ?
Mon père est passionné par la littérature française. Enfants, nous avons lu ensemble, avec mes cousins, les aventures des trois mousquetaires, les voyages de Jules Verne et plus tard dans la bibliothèque de la famille j’ai découvert Stendhal et Flaubert. Au lycée j’ai étudié en principal la langue et la littérature française et puis à Bucarest j’ai continué dans cette voie. Plus tard, une entreprise française cherchait des jeunes qui parlaient français, et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler chez Carrefour et je suis venue en France pour des formations, je découvrais ce pays magnifique.
Comment avez-vous décidé de quitter la Roumanie pour venir en France ? Et comment vivez-vous entre ses deux pays ?
J’ai pris la décision vite, un matin de novembre 2013, j’avais 37 ans. C’était un rêve de jeunesse, vivre ailleurs, voyager. La situation dans mon pays m’a poussé à partir et à devenir une étrangère. Je suis partie seule, reprendre tout à zéro. Il m’a fallu une bonne dose de courage mais aussi de folie. L’intégration n’a pas été facile mais petit à petit j’ai réussi à construire ma nouvelle vie ici. Mes proches me manquent beaucoup, parler le roumain aussi. Je rentre au pays tous les ans, au moins une fois, généralement pour Noël.
Parlez-nous de votre collaboration avec Serge Bloch qui illustre de ses dessins votre livre.
J’ai envoyé les premiers textes à Serge et il a voulu me rencontrer. Je connaissais un peu son travail. J’avais acheté un de ses livres, très fort « Eux, c’est Nous », une collaboration avec Daniel Pennac. Serge m’a dit que, si je le souhaitais, il était d’accord pour illustrer mon enfance. Quelques mois plus tard, j’ai reçu les premiers dessins. Il avait tout compris, il avait capté tout ce que je raconte, j’avais l’impression qu’il avait été avec moi, à Tulcea, dans le petit appartement de ma famille, à Sabangia, chez mes grands-parents ou sur la terrasse de « La Motoare » à Bucarest pendant les années 2000.
Interview réalisée par Dan Burcea
Florentina Postaru, « Heureux qui, comme mon aspirateur… », Editions Bayard Culture, 2019, 280 p.