Interview. Maïa Kanaan-Macaux : « Les courageux nous préservent d’une certaine conscience violente et brutale du monde »

Maia Kanaan

 

Avant qu’elle s’en aille de Maïa Kanaan-Macaux est un livre fort, intime et courageux maniant avec art les incontestables ressources de l’autobiographie et du journal, et la capacité fictionnelle d’un texte qui ose inscrire sur son frontispice le titre de roman auquel il prétend non sans raison et mérite. En parler et naviguer en même temps sur la vague fragile et douloureuse des souvenirs les plus chers n’est sans doute pas chose facile. Comment faire face à une réalité qui ne tarde pas d’être assaillie par « des angoisses paralysantes » ? Il s’agit d’une triple disparition, de la mort de son père et de son frère dans des conditions tragiques et de la descente dans le territoire de la sénescence de sa mère. Dès lors, devenir adulte tout en s’exerçant comme des acrobates sans filet à explorer un monde où souvent la sonnerie du téléphone se transforme en oiseau de mauvais augure devient un exercice dramatique, voire insupportable.

Maïa Kanaan-Macaux nous dévoile ses pensées les plus intimes liées à l’écriture de ce roman et à son attachement aux personnages qui l’habitent.

Chose incontestable, votre livre est un roman autobiographique. Comment se décide-t-on un beau jour à mettre sur papier une histoire si profondément personnelle, et surtout pour quelle raison ?

Le jour où j’ai pris conscience que cette histoire était vouée à mourir avec nous, le jour où j’ai eu envie de l’aborder comme un récit, je dirais presque une épopée, et non pas simplement comme ma propre histoire personnelle…. J’avais aussi très envie que présent et passé se répondent, et donc que le livre alterne entre notre histoire familiale passée et les voyages que j’entreprends aujourd’hui pour voir ma mère. La forme du récit était essentielle, je ne voulais pas d’un témoignage, je voulais que le livre ait sa propre forme et je trouve que le terme que vous employez de roman autobiographique est très juste.

Cette évidente appartenance au genre littéraire du journal m’amène à saluer son incroyable performance de manier la mémoire. Quelle place accordez-vous dans à la mémoire – même flottante, voire irrémédiablement déclinante – comme reconstruction de votre histoire familiale ?

La mémoire est ce qu’il y a de plus subjectif et en même temps, c’est ce qui nous constitue, c’est très précieux. Ce sont donc des bribes, des parcelles de ma mémoire qui reconstituent dans le livre notre histoire familiale. La mémoire est le marqueur de ce que nous sommes et ce marqueur est très différent d’un être à l’autre. Ça évolue aussi….  J’aime beaucoup le fait qu’avec sa mémoire plus fragile, une autre facette de ma mère apparaisse, Elle fait appel à une mémoire plus sensorielle, moins intellectuelle qu’avant. 

Est-il facile de parler de soi et des siens, fût-il en faisant appel à la fiction ? En quoi l’offre romanesque facilite-t-elle cette liberté de parole ?

Il m’a fallu du temps Je n’aurais pas pu quand c’était encore très à vif. J’avais besoin de prendre de la distance pour mieux identifier ce que je voulais retranscrire de cette histoire. Je l’ai fait quand j’étais prête. C’était le bon moment.  J’ai écrit en étant à la fois complétement avec mon ressenti et en même temps, en nous regardant moi et ma famille comme des personnages. Et ceci a rendu l’entreprise évidente.

Quel sens devrions-nous donner à votre affirmation qui parle du « combat intérieur, une sorte de guerre dans laquelle – dites-vous – je ne fais que perdre » ?  Et comment comprendre une autre image : celle de la boussole cassée, ayant perdu un de ses pôles ?

Parfois, on est tellement fragilisé par la vie, qu’il faut absolument en trouver le sens (différent pour chacun de nous) ; C’est ce que chacun fait plus ou moins facilement, parfois sans même en avoir conscience. Ça peut être écrire, s’engager pour une cause, cuisiner, rendre service, gagner de l’argent, avoir un beau jardin. Pour moi, le sens n’était pas évident. Il fallait que je le trouve pour réussir à vivre pleinement.

L’écriture a-t-elle cette vocation d’arrêter par le jeu de l’analepse à laquelle elle fait appel ce temps assassin, pour utiliser une métaphore empruntée à Michel Bussi ?

Oui sans doute. Il y a dans le titre une forme d’urgence, de nécessité du récit avant qu’elle s’en aille, revenir sur l’histoire avant que ce ne soit trop tard. Mais je ne trouve pas que le temps soit assassin, je trouve que de mon point de vue, le temps donné est un privilège. La vieillesse de ma mère, malgré les renoncements contraints ouvre d’autres horizons, d’autres perspectives.

Il y a un mot que vous utilisez à plusieurs reprises pour parler à la fois de votre père et de votre frère Jean-Sélim : l’héroïsme. Comment le comprendre et quelle place occupe-t-il dans l’économie de votre roman ?

Oui, c’est très paradoxal.  J’ai une forme de détestation pour l’héroïsme parce que je sais ce qu’il coûte. Mon père et mon frère ne se sont jamais vus comme des héros bien évidemment mais je me suis rendue compte à posteriori qu’ils ont été courageux, très courageux comme le sont par exemple les médecins qui se portent volontaires à Bergame ou Mulhouse aujourd’hui alors avec la distance et donc dans le livre, je peux parler d’héroïsme. J’aime beaucoup cette phrase de mon frère (dans son livre « Ma guerre à l’indifférence ») que je cite de mémoire : « La plupart des hommes ne savent pas ce qu’est la guerre et c’est certainement mieux ainsi’. « Les courageux nous préservent d’une certaine conscience violente, et brutale du monde ». Ils nous permettent de rester insouciants et c’est un merveilleux cadeau.

En ce qui vous concerne, j’ai trouvé que le meilleur moyen de parler de vous est celui d’évoquer vos madeleines. De quoi s’agit-il ?

Les madeleines, ce sont les souvenirs sensoriels. Ils sont précieux, ils vous renvoient instantanément à de moments vécus et vous nourrissent tout au long de la vie. J’ai eu la chance d’avoir de très bonnes madeleines enfant !

Comment voyez-vous la richesse du multiculturalisme, résultat des origines multiples de votre famille, égyptienne, italienne, française ?

C’est un cadeau. Non pas un cadeau prêt à consommer parce qu’il faut faire sa propre tambouille avec son multiculturalisme mais ce qui est très riche, c’est que vous intégrez naturellement différents points de vue, différents regards sur le monde. Il n’y a pas d’idées préconçues ou sans doute moins que sans multiplicité des regards. 

La relation fusionnelle qui vous lie de votre frère vous fait parler d’une indéfectible confiance en l’autre. Et pourtant, à un moment donné, vos chemins se séparent. Comment définir cette entrée dans l’âge adulte que vous expérimentez ensemble ?

Une plongée dans l’inconnu ! Sans garde fous. Ce que je raconte, c’est que pour devenir adulte dans un contexte peu structurant, nous avons eu besoin d’avoir un référent et que nous avons été le référent l’un de l’autre. Ça a été essentiel dans notre appréhension du monde de pouvoir compter sur l’autre de façon absolue. Ça nous a aidé à devenir adultes. Ensuite, évidemment nos chemins se sont séparés, nous avons chacun fait notre propre vie et construit d’autres équilibres. 

Permettez-moi d’évoquer l’héritage que vous avez reçu de votre père. Je le reproduis ici en entier : « Aime ta mère, chéris ton grand-frère, prends soin de toi et pense à moi ». Que signifient pour vous ces phrases, comment résonnent-elle aujourd’hui dans votre âme ?

Je trouve cette fin de lettre, la dernière que j’ai reçu de lui (rien de fictif là dedans) incroyable. Je lui suis très reconnaissante parce que ça a été une vraie boussole. Une injonction parfois difficile à tenir… mais elle a agi comme un cap, une orientation merveilleusement claire et précieuse. 

L’humanisme de votre père s’est transmis à votre frère, comme « un flambeau de la conscience du monde ». Quelle place occupe ce devoir de transmission dans cette lignée héroïque de père en fils ?

Je crois que le livre est à la fois un éloge du courage mais aussi une mise en garde parce que faire preuve de courage, c’est dangereux, ça a des conséquences et qu’il faut en prendre la mesure. En fait le pire sera toujours l’indifférence ou considérer que ce qui touche l’autre ne nous concerne pas. Cette conscience là, j’espère la transmettre à mon tour !

Alors que le sentiment de votre mère est celui d’un lent dépeuplement autour de soi, vous mettez en scène, dans une image au combien symbolique, une traversée de la rue de la génération qui suit. Peut-on affirmer, en guise de conclusion, que votre roman s’accroche de manière salvatrice à ce signe d’une mémoire qui se perpétue ?

Oui, je crois que nous sommes pétris de ceux qui nous précédent et que nous menons notre chemin, notre traversée nourris par leurs existences. 

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédit photo : Astrid di Crollalanza

Maïa Kanaan-Macaux, Avant qu’elle s’en aille, Éditions Robert Julliard, 2020, 180 pages.

  

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