Cette nuit, j’ai rêvé sur les sons, en déplaçant les sons, un peu. Je ne me souviens pas avoir déjà fait l’expérience du kaléidoscope du rêve par les sons mais j’écris des poèmes où le son est important à mes yeux-oreilles : peut-être que ça compte.
Dans mon rêve, je me suis trompée de deux lettres : « pangolin » est devenu « pingouin ». En fait, j’ai appris récemment l’existence du pangolin, animal que je ne visualisais pas du tout, les pingouins me sont plus familiers : peut-être que ça compte. Et puis je me suis encore trompée de trois lettres puisque « Corona » est devenu « couronné », mais là, j’ai respecté l’image très microscopique, la signification et mes souvenirs de latin.
Dans mon rêve, ce n’était donc pas le pangolin, c’était le pingouin qui nous avait donné la maladie.
Dans mon rêve, je ne comprenais rien aux infos. Je ne savais pas si les autres comprenaient. Je ne comprenais vraiment pas bien comment un pingouin du Pôle Nord était arrivé tout seul jusqu’en Chine. Je me disais qu’il avait dû marcher longtemps, qu’il avait dû nager longtemps, qu’il devait être vraiment déboussolé, qu’il devait être un pingouin épuisé, pieds en sang, nageoires presque détachées…
Je ne comprenais rien aux infos et puis, à rebours, les explications venaient refaire le puzzle. Il y avait ces photos, ces images filmées qui étaient apparues en boucle sur les réseaux sociaux : un pingouin avait débarqué sur un marché et tous les humains s’étaient moqués, c’est qu’il devait être vraiment taré pour se tromper à ce point (peut-être que « L’Albatros », ça compte).
Après, les humains avaient raconté aux autres que quand le pingouin était tombé près du stand des poissons morts, il s’était retrouvé avec plein d’arrêtes de poisson qui étaient restées accrochées dans les plumes de sa tête et que ça faisait comme une couronne de déchets (peut-être que le Christ, ça compte).
Après, il y a du flou et quelques sauts de logique dans mon rêve mais quand la maladie a commencé du marché, ils ont dit que de source sûre, on savait que c’était à cause du pingouin. Tout ça, c’était la faute du pingouin couronné. Il n’aurait jamais dû être là, venir ici, il n’aurait pas dû tomber malade, il aurait dû se douter que ce n’était pas un endroit pour lui, qu’il n’avait rien à faire parmi nous. Le comble, c’est que cette inconscience du pingouin, c’était eux qui la payaient !
Ils ont reconnu ensuite qu’ils auraient dû moins rire du pingouin, mais ils ne savaient pas, aussi, qu’un pingouin épuisé, ça pouvait être si dangereux. À la longue ils ne disaient plus «le pingouin couronné» , ils disaient «le couronné» .
Et puis d’autres pingouins ont débarqué, tous épuisés. Une migration de pingouins inattendue. Là, pour voir comme dans la télévision de mon rêve, il faut broder sur les images de La marche de l’Empereur (c’est un documentaire sur la migration des pingouins : peut-être que le titre compte pour le pingouin couronné).
Quand les pingouins arrivaient dans nos pays, on leur disait que ce n’était pas le bon pôle, que notre pays n’était pas leur pays, qu’ils pouvaient toujours essayer celui d’à côté mais qu’a priori il n’y avait pas vraiment de pays dans le coin pour les pingouins, qu’on n’y était pour rien. Et puis on se protégeait, on mettait des barrières à pingouins, on fermait nos frontières, parce que les pingouins épuisés, c’est dangereux.
Juste avant de mettre les masques à nos yeux, on s’est aperçu par hasard qu’ils n’avaient presque plus de pays, que leur pays était presque tout fondu : peut-être que ça comptait.
Née en 1986 à Paris, agrégée de lettres modernes, Jennifer Grousselas s’est d’abord intéressée à la peinture et la danse avant de se tourner vers l’écriture.
Elle commence dans cette voie comme auteur de théâtre : elle voit sa première pièce, L’échappée belle, sélectionnée par les Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T.), pour la manifestation Vendanges précoces en Avignon 2013. Elle publie en 2014 Égée ou le Saut du Roi aux Écritures Théâtrales du Grand Sud-Ouest et son monologue Perché sur un banc est retenu par les E.A.T. pour lecture au théâtre de Nesle à Paris (octobre 2015) lors de la manifestation Petites formes en grande forme.
Elle se tourne ensuite vers l’oralité performée et fait un bref passage dans le milieu du Slam (vice-championne de France au Grand Slam Nationnal 2016).
Depuis 2018, elle se cherche comme peintre et poète et publie tableaux et poèmes en revue : Poésie première, Les Cahiers du sens, NUNC, Terre à ciel, Apulée… Elle fait partie des 20 poètes de l’anthologie Génération Poésie debout, parue aux éditions du Temps des cerises, en mai 2019.