Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?
Pour les repères immédiats, concrets, je suis née en Haïti et j’y vis encore après un séjour de quelques années en France pour des études. Ce lieu Haïti tout comme ma biographie, ont grandement contribué à faire de moi ce que je suis mais ne résument pas tout ce que je suis. Mais mes origines ne se limitent pas à mon espace-temps dans ce lieu. Plus j’y pense depuis quelques temps, plus je lis sur tout ce qui touche à l’histoire de l’Atlantique, à celle de la Caraïbe qui s’étend jusqu’en Amérique Centrale et en Amérique du Nord, plus je revisite des légendes familiales, plus je me sens une femme de cette Atlantique où se sont rencontrés des Amérindiens, des Africains en grand nombre, des Européens. Je traîne avec moi des disparus de tous ces lieux (igbo, bantous, yorubas, congos avant tout, tainos, européens, américains). Souvent j’ai le sentiment de parcourir cet océan d’un bord à l’autre, de faire le tour toujours inachevé de moi-même. C’est immense pour ce savoir intime jamais maitrisé, et heureusement et pour l’imaginaire sur soi, pour l’imaginaire tout court. Je sais que jamais je ne prendrai toute la mesure de ces vies dans ma vie mais quel horizon illimité pour une écrivaine ! Ces mots de Pesoa disent bien cette impermanence et ce présent tout à la fois, cet insondable comme un vertige qui nous fait de l’œil: « Entre moi et ce qui en moi est l’être que je me suppose, coule un fleuve sans fin »
Habiter Haïti aujourd’hui c’est un défi à la mort, un pari fou sur la beauté, envers et contre tout, un pied de nez au malheur, une clé pour comprendre sur quoi repose la dévoration du monde par une partie de l’humanité depuis les Temps modernes. Vivre en Haïti est un exploit pour la très grande majorité des gens.
Mais il y a toujours eu des écrivains en Haïti et aujourd’hui des écrivaines qui s’imposent malgré le fait que certains haïtiens et non haïtiens s’acharnent, en toute complicité, à rendre ce pays inhabitable. C’est un peu le sens de ma leçon inaugurale qui a pour titre « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter». Je ne pense pas qu’il faille vivre dans une grande métropole pour être un écrivain ou une écrivaine. On peut l’être ici et ailleurs. Il n’y a pas de lieu pré-requis et obligatoire. Et Haïti, de par son histoire et en dépit des terribles tourments du présent, demeure un Centre. Il est emblématique comme j’aime le dire. Non pas dans le sens des critères de la Banque mondiale ou du FMI mais dans le sens de l’histoire qui n’est pas globalement enseignée, du passé mis sous silence, pour reprendre le titre d’un essai de l’haïtien Michel Rolph Trouillot.
Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?
J’hésite toujours à parler d’un métier tant je me sens privilégiée d’être aussi disponible au monde (j’aime beaucoup travailler avec des groupes de jeunes autour de la littérature), liée à ce monde par des exigences que je m’assigne mais qui ne relèvent pas de contraintes telles qu’un horaire de travail, un lieu de travail, une obligation de mondanités même littéraires. Je n’ai pas de carnet d’adresses « littéraires » et ne fonctionne pas en réseaux « littéraires » et n’aime pas les apparitions publiques trop fréquentes. Mais cela ne m’a jamais dispensé d’entreprendre des actions aux côtés d’autres. J’ai aussi vécu de belles et profondes rencontres et le hasard ne m’a pas si mal traitée jusque la. J’ai mis du temps pour atteindre ce sentiment de profonde liberté. Il m’arrive d’être comblée par cette liberté-là. Un peu comme le personnage de Thomas dans l’insoutenable légèreté de l’être se sentait proche de l’ivresse (le mot « ivresse » très fort, est de Kundera) après avoir refusé de signer une pétition, un acte qui pourtant allait l’isoler définitivement. Mais je revendique une totale solidarité avec des causes collectives comme l’arrêt des massacres dans certains quartiers populaires de Port-au-Prince aujourd’hui.
Je vis de ce métier depuis que j’ai atteint l’âge de la retraite. Avant j’ai enseigné à l’université, j’ai travaillé dans l’édition, dans un projet d’éducation, au projet de la Route de l’esclave. Mais l’écriture a toujours été là comme le gage de quelque chose d’inégalé pour moi et que je poursuis sans cesse. Au-dedans et au de-là de mes interrogations, de mes émotions, de mes hésitations et contradictions. Ecrire pour moi c’est franchir la limite pour aller vers cet « au-dedans » et cet « au-delà » où tout au moins les suggérer. Je sais que je tiens mon texte quand cet « au-dedans » et cet « au-delà » entrent en jeu et veulent mener la danse. Et là on est dans un rythme, un souffle, une respiration.
Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?
Ma passion est née assez tôt à la fin de l’école primaire. Au premier concours en classe de CM1 ou CM2 je me souviens encore d’un poème sur les saisons que j’avais écrit (les saisons en Haïti ne sont pas celles des pays tempérés mais je reproduisais tout ce que j’avais lu sur eux, c’est dire le poids de l’aliénation dans le système scolaire, surtout à l’époque). Et ce poème avait plu à la maîtresse. Je souris encore en y pensant. Et depuis tant de lectures m’ont séduite, enchantée, m’ont transformée. J’ai enseigné aussi la littérature à l’université. J’ai donc beaucoup lu avant de faire le saut public en tant qu’écrivaine. Je me présente souvent comme une tard venue à l’écriture.
Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marqué le plus dans la vie ?
Je ne saurais nommer l’auteur ou l’autrice qui m’a le plus marquée parce qu’il y en a pas mal (Camus, Faulkner, Duras, Durrell, Dostoievski, Balzac, Baudelaire, Roumain, Alexis, Hébert, Amado, Maya Angelou, et j’en passe, sans compter des textes comme Antigone, Feux de Yourcenar, La fidélité non plus de Yanick Jean etc, etc). Mais un livre a incontestablement provoqué en moi le déclic de l’écriture, c’est Amour, Colère et Folie de Marie Chauvet. J’avais déjà lu les œuvres majeures des deux grandes références masculines que sont Jacques Roumain et Jacques-Stephen Alexis et voilà qu’une voix de femme venait troubler l’ordre des choses, ouvrir des portes du roman haïtien, fermées jusque à des thématiques ou à des formes.
Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?
J’écris des romans, des récits et quelques fois des articles. J’aime le roman qui me permet d’aborder le monde dans ses nuances, ses détours et sa complexité. Un personnage comme chacun de nous est un mystère et est porteur de contradictions, d’émotions les plus diverses. On annonce régulièrement la mort du roman depuis des décennies Mais il se révèle jusque là d’une souplesse inouïe, protéiforme, même quand depuis quelques années dans la foulée d’un écrivain comme Amitav Gosh, récemment traduit en français, certains prédisent son incapacité à prendre en charge les défis environnementaux de l’anthropocène. Tout un débat dans lequel rien n’est dit de façon définitive.
Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième?
J’écris avec beaucoup de reprises mais je reviens toujours aux premiers jets. J’aime jouer avec le temps donc je n’écris pas de récit linéaire. Et trouver qui racontera ce récit, un je ou un il, relève de choix cruciaux. Quand j’ai décidé d’écrire Bain de lune à la première personne du pluriel, j’ai mis du temps à rendre lisible, crédible, ce « nous » qui ne regroupait pas toujours les mêmes personnes. Mais derrière ce nous s’exprimait la voix d’une communauté avec un fort sens structurant du collectif comme dans les sociétés traditionnelles. Et puis tant que les personnages ne m’habitent pas de manière presqu’obsessionnelle je ne vais pas vers mon rythme de croisière en écriture, vers une régularité. En chemin je peux leur trouver un destin différent de celui que j’avais d’abord imaginé et c’est tant mieux. De même que je peux faire disparaitre un personnage que j’avais pensé emmener jusqu’au bout du voyage. C’est bien d’être surpris par soi-même ou simplement par l’écriture elle-même. A ce moment comme le dit Deleuze on « porte la vie à l’état d’une puissance non personnelle.
D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?
Mes sujets sont la vie autour de moi, la vie que j’imagine aussi à des époques différentes, dans des pays différents, portée par des personnages d’un autre âge, d’un autre sexe et un récit. J’ai écrit Failles après le tremblement de terre en trois mois dans un premier temps puis un mois dans un deuxième temps, La couleur de l’aube en deux années. La vie est vécue de manière immédiate, la littérature existe pour déjouer le temps et la mettre en perspective. Elle nous révèle alors des manques, des ombres et des lumières. Chaque écrivain le fait à sa façon.
Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?
Cela dépend. Pour certains les titres se sont imposés dès le début pour d’autres non. Pour La couleur de l’aube cela a été un compromis entre moi et mon éditrice.
Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?
Je sais que je tiens un sujet quand mes personnages m’habitent, ne me quittent pas. Je les imagine en train de marcher, de rire, de souffrir, d’aimer, de parler etc etc…Il y en a qui sont nés de quartiers que j’ai fréquentés, d’expériences personnelles, de mon imagination… Mais il y a toujours comme pour tous les écrivains, je présume, beaucoup de moi-même dans mes personnages. Mes interrogations sur la vie, l’histoire, la spiritualité, mes envies, mes regrets, mes rêves.
Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.
Mon dernier roman a pour titre Douces déroutes et j’y raconte précisément toute la toile sociale derrière les violences et pas seulement en Haïti. Et curieusement un des personnages, tueur à gages habitant un bidonville, s’est révélé être attachant pour des jeunes lecteurs et lectrices. Certains y ont retrouvé un personnage de leur quartier populaire. J’avais mis en lumière le mécanisme qui l’avait conduit jusque là. Imputable mais humain. On voit comment la toile est tissée, comment nous sommes piégés mais comment les déroutes servent ceux qui en sont les auteurs à savoir des puissants politiques et économiques. Port-au-Prince, personnage récurrent de mes romans, était au bord de cette explosion que nous vivons aujourd’hui avec sa musique, ses artistes, ses étudiants, ses festivals dans des lieux les plus improbables, ses tueurs à gage, ses mafieux économiques et politiques, ses rêveurs et rêveuses (pour un tueur et son complice il y a encore cinq ou six jeunes épris de justice et cinq ou six inconnus capables de partager avec vous le très peu qu’ils possèdent et c’est encore notre ultime rempart)
Pour le prochain roman je voyagerai dans une partie de cette Amérique dont les liens avec Saint-Domingue (on le mentionne si peu dans l’histoire officielle) étaient forts et je remonterai le temps. Et puis je reviendrai en Haïti. Mais je n’en dirai pas davantage.