«J’ai observé pendant des années le moment où je serais prête à faire ce roman», déclare Odile d’Oultremont dans une interview récente[i] en parlant de son premier livre Les Déraisons. Cette évocation d’une nécessaire gestation que demande le temps de l’écriture – un temps suspendu qui s’accroche à la mémoire pour se fixer dans des gouttelettes d’éternité –, prend ici toute son importance. Dans ce cas précis, le temps narratif finit par se cristalliser, comme nous allons le voir, dans la concrétion d’une double fragilité puisée à la fois dans l’intimité de l’histoire qui plonge le lecteur dans un «roman d’amour et d’inconvention», et dans celle du drame intérieur des personnages qui vivent ce qu’ils appellent « les petits riens de l’existence » dans une instantanéité chancelante faisant «comme si le présent était déjà ancien». Dès lors, on comprend mieux les hésitations évoquées par la scénariste et romancière bruxelloise, ainsi que l’étendue du défi qu’elle doit relever : convoquer la souffrance et la mort, la mise au placard et le mépris, l’anonymat et l’insignifiance de l’être, toutes ces déclivités du quotidien qui provoquent « des kilomètres d’incertitudes, une toundra d’angoisse » et demander en même temps à ses personnages de rester « raisonnables, polis, prudents, modérés, de respecter les règles, les limites, les cadres ».
Telle est justement l’histoire que vivent Adrien et Louise, un couple de quadragénaires dont l’union repose sur «l’immensité d’un amour indestructible». C’est en tout cas ce qu’illustrent les tableaux peints par Louise qui met tout son talent pour fixer sur ses toiles la beauté de l’instant insaisissable de leur histoire d’amour. Adrien le reconnait, selon lui, Louise est une artiste inégalée, un être surprenant, alors que lui, il passe ses journées à exercer un métier insignifiant qui consiste à visiter des clients en tant qu’agent de liaison chez AquaPlus, une entreprise de 2500 salariés où il est facile de se perdre et de devenir un simple numéro.
Rapidement, les déraisons, la folie, l’absurdité et la tragédie – tout ce qu’Odile d’Oultremont concentre dans le titre de son roman – vont ébranler ce destin de couple promis au bonheur, cette histoire lumineuse, colorée et drôle qui provoque en chacun une sorte de «multiplication de leur être». Louise découvre qu’elle a le cancer des poumons. Suite à une restructuration dans le cadre de son entreprise, Adrien est mis au placard.
Comment vont-ils vivre ces épreuves si brutalement annoncées ? Et comment va s’articuler le récit pour rendre compte de la tragédie qui s’invite dans leur vie et qui va alimenter sa sève, comme des vases communicants, dans l’affaiblissement lent d’une énergie vitale qui cède à la cruauté et à la ruine de l’être aimé et souffrant ?
Sans mélodrame ni compassion dérisoire, le récit d’Odile d’Oultremont tente de prendre le dessus sur ce que la réalité trace à coups de scalpel dans une histoire devenue brutalement cruelle et frêle, comme un spectre reproduisant soudainement l’image de la Mort, comme une «peur immémoriale» projetée en ombres chinoises derrière le rideau de leur frémissante fragilité. Le langage s’efforce de résonner vrai, sans complaisance mais avec une humanité sincère, profonde et de ce fait héroïque, comme essaie de faire, par exemple, Louise par ces mots bouleversants: «Même si je le voulais, je ne saurais pas où aller chercher les larmes. Je pleure pour les autres. Pour moi, j’invente». Elle n’oublie pas, en revanche, de nous montrer, vers la fin du roman, les sanglots qui jaillissent au moment où, épuisée, elle reconnaît «qu’elle ne pouvait plus continuer son numéro d’équilibriste avec autant d’adresse». Poussée par l’urgence, alimentée par l’amour qui les unit, une relation lénifiante s’impose entre Adrien et Louise, chacun voulant protéger l’autre, le soustraire à la souffrance, faire mentir les angoisses et les doutes.
Pour la narratrice, le temps est venu d’essayer avec les moyens de la littérature de les aider à traverser le miroir, à défier le réel, à abolir ses lois et à leur permettre de plonger dans l’imaginaire. C’est le discours par lequel Adrien, déguisé en Ingvar Bartolomeus, garde forestier suédois, somme Louise, alias madame Olinger, de quitter la face tangible de sa réalité et de plonger dans l’intérieur de soi: «Vous avez œuvré toute votre vie pour créer par la force de votre imagination le caractère unique de tous ceux que vous rassemblez à l’intérieur de vous, alors je vous le dis, fort de mon expérience: ne cédez jamais. Ni à la mort ni à son idée».
Laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir l’histoire vraie, tragique, humaine et bouleversante de Louise et d’Adrien. Précisons qu’entre temps le roman d’Odile d’Oultremont a reçu le Prix Closerie des Lilas 2018.
Retenons, quant à nous, une seule image qui résume le message de ce magnifique roman: devant les déraisons, la posture d’une «émouvante dignité des condamnés» est peut-être décourageante mais elle est la seule à nous aider à nous battre, à nous rendre humains et vrais et à tordre le cou à de nombreux clichés de héros en carton véhiculés de nos jours.
Dan Burcea
Odile d’Oultremont, Les Déraisons, Éditions de l’Observatoire, 2018, 224 p. 18 euros.
Crédits photos: Martin Bureau
[i] http://www.lalibre.be/culture/livres-bd/les-deraisons-d-odile-d-oultremont-j-ai-observe-pendant-des-annees-le-moment-ou-je-serais-prete-a-faire-ce-roman-5a90491dcd70b558ed7c9fb1