Les absents ont toujours tort. Les présents aussi: «Le beau monde», de Laure Mi Hyun Croset

C’est avec cette formule que l’on pourrait aborder l’intrigue de l’histoire à la fois loufoque, tragi-comique et assez piquante que la romancière genevoise Laure Mi Hyun Croset nous propose dans ce roman alerte où elle appelle à la barre tout une série de témoins prêts à en découdre avec une mariée disparue juste avant les noces. Laissant ainsi Charles-Constant, son inconsolable fiancée, au bord du désespoir et voué à un triste célibat, Louise ne s’imaginait pas qu’une autre catastrophe plus grave encore – car démultipliée par le grand nombre des invités au mariage – allait se déclencher dès que sa disparition sera déclarée. Sait-elle que par son geste irréfléchi, selon l’assistance réunie pour l’occasion, elle risque de gâcher la fête à ceux-là même qui ne rêvent que de somptuosité, champagne et bonne musique ? Car ce mariage n’est pas comme les autres, il se veut exceptionnel, si l’on tient compte de la qualité de ceux qui y participent, « des aristocrates, des hommes d’Église, des personnes décorées de la Légion d’honneur, des académiciens, des politiciens, des hommes exerçant une profession libérale, des veuves susceptibles, des jeunes écervelés et des individus lambda sans profession ni culture ».

Par quel miracle tout ce « beau monde » va-t-il se transformer en un tribunal de piteuse instance qui va se jeter sur la grande absente pour l’affubler de tous les maux qu’un être superficiel comme elle, sans classe et sans honneur, une roturière de surcroit, puisse incarner ? Chaque protagoniste qui s’improvise en témoin à charge prend donc la parole lors d’un repas qui, malgré l’annulation du mariage, continue à égayer et à consoler les invités.

Laure Mi Hyun Croset donne ainsi dès le départ un ton satirique à sa narration en utilisant l’anticipation, la prolepse (le cinéma l’appelle flashforward) pour mettre dès le début le lecteur au courant de la vraie raison de l’intrigue sans pour autant dévoiler le dénouement tenu avec maîtrise par un suspens bien construit. Elle profite pour redessiner un portrait subjectif de Louise et lui régler son compte : incompatibilité sociale, arrivisme, cruauté envers son fiancé, fausse dévotion et vive intelligence mise dès son plus jeune âge au service d’une stratégie d’ascension sociale, comme l’explique entre autres Mathilde son amie d’enfance et belle-sœur reconduite. Tout cela est en contradiction avec l’ambiance bon enfant de cette soirée enjouée où la faiblesse soudaine de Charles-Constant devient inconsolable et tout aussi impardonnable. Tout ce spectacle resterait sans doute sans grande résonance, si nous nous contentions de nous arrêter au niveau de surface des personnages, des caractères, pour mieux les nommer ainsi, en utilisant un terme de dramaturgie.

Mais ce que chacun d’entre eux dévoile a une double portée, à la fois dans la direction de l’accusée idéale qui est Louise, et dans celle de leurs propres personnalités, de leur vision du monde et des autres. Il y a sans doute un côté accusateur, dénonciateur d’une classe sociale – des nobles, en occurrence –, trop enfermée dans ses codes et risquant tout pour sauver ce statut inaltérable. Retenir que cet aspect serait porter préjudice à la valeur multiple, multicolore de l’intention romanesque de la talentueuse Laure Mi Hyun Croset. Son récit ne s’arrête pas à ce seul aspect, il prend l’allure d’un réquisitoire contre l’impossibilité d’accepter la différence des autres, de les soupçonner d’imposture, de volonté de transgression d’un ordre établi et inaliénable auquel ils n’ont pas accès. Plus encore, il s’agit de dénoncer la tendance de dénigrement et son cortège de médisances qui finissent dans un vertige de propos qui noircissent la réalité pour la rendre plus semblable à un délire qui ne cache plus sa macabre envolée.

De ce point de vue, le roman vogue allègrement dans des territoires cruels de la dérision et de la satire, en penchant irrésistiblement vers le théâtre de l’absurde où les discours dérapent et finissent dans l’impasse de la diffamation. Il est en même temps le récit d’une absence, ou plutôt d’une absente qui, de par son impossibilité de se défendre, capte l’attention du lecteur qui se voit obligé de composer son portrait avec des bribes incongrues et volontairement fragmentaires.

Va-t-elle réussir finalement à mettre d’accord toute cette assemblée d’inquisiteurs ? Et comment ?

Nous laissons au lecteur le plaisir de le découvrir.

Rajoutons, quant à nous, le caractère fringant et riche du style de ce roman par lequel Laure Mi Hyun Croset prouve encore une fois l’aisance et l’élégance avec lesquelles elle décrit le monde et compte en même temps nous enchanter.

Dan Burcea

Crédits photo: Aurélien Bergot

Laure Mi Hyun Croset, « Le beau monde », Editions Albin Michel, 2018, 208 p. 15 euros.

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