Connue jusqu’ici pour son blog « la petite banane » où elle aborde avec une expression douce-amère les contradictions suscitées chez certains par les clichés sur sa double appartenance sino-française, Grace Ly aborde dans son roman, « Jeune fille modèle », paru récemment aux Editions Fayard, le thème de la quête des origines que mène Chi Chi, son héroïne. Se tourner inexorablement vers l’histoire passée des siens dont les photos sur l’autel aux ancêtres l’effrayent plus que lui donne le courage de poursuivre ses recherches, c’est aussi croiser la Grande Histoire les ayant menacés de mort à travers les camps d’internement des Khmers rouges. « Ne fouille pas le passé, tu risques de le regretter », l’avertit Grand-Mère, l’inflexible gardienne de la mémoire familiale. Mais sinon comment abattre les murs qui entourent ces secrets ? Et quel nom mettre sur son ascendance sino-cambodgienne qui paraît être une étrangeté et une rareté historiques ? Après avoir essayé à imaginer des vies là où seule sa fiction ose s’y aventurer, Chi Chi décide d’affronter la vérité, de « devenir elle-même ». Qu’apprendra-t-elle et jusqu’où sera-t-elle prête à s’y aventurer ? Regrettera-t-elle « d ‘avoir tiré un fil qui n’en finissait pas » ?
D’où est née l’idée de ce livre qui est, il faut le préciser, votre premier roman ?
Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai rêvé d’écrire un livre. Je possède un nombre faramineux de carnets de notes où je griffonne des idées. J’avais lu quelque part que les écrivains faisaient ça. Il m’a fallu beaucoup de temps pour terminer ce premier roman et j’en suis très fière.
S’agit-il de notes sous forme de journal ? Si oui, vers quel âge l’avez-vous commencé ?
J’ai tenu des journaux intimes dès le plus jeune âge. Aujourd’hui, j’aime faire des listes pour ordonner mes pensées et écrire mes idées de projet dès qu’elles bourgeonnent, pour leur donner vie.
Pourriez-vous nous parler aussi de votre blog ?
Mon blog « la petite banane » est un blog gastronomique où je chronique des restaurants asiatiques, la plupart du temps des cantines familiales et populaires. C’est une manière de partager la culture de mes parents en proposant à mes lectrices et lecteurs de mieux connaître les cuisines asiatiques, surtout les cuisines chinoises et d’Asie du Sud-Est. Nombreux sont ceux qui aiment bien manger et discuter autour de la table, et les cuisines sont un moyen de rassembler et de passer un bon moment ensemble.
Votre entrée dans le monde de la littérature se passe sous de bons auspices, si l’on regarde votre préambule à l’adresse de Faïza Guène, connue comme « la Sagan des cités » et qui accorde une attention égale à la fois à l’histoire de sa famille et à la cité d’où elle vient. Quel rôle a-t-elle joué dans votre aventure littéraire ?
Faïza Guène a été ma directrice littéraire. Elle m’a accompagnée tout au long de la création. J’ai eu une chance incroyable de la rencontrer et qu’elle ait cru en mon manuscrit. J’avais lu tous ses livres et j’étais tétanisée à l’idée de lui montrer mes écrits. J’ai bien fait de sauter le pas !
Comment a-t-elle réagi à votre projet ?
Faïza Guène a proposé de m’accompagner dans ce projet, elle a réagi de la manière la plus positive que j’aurais pu imaginer ! J’étais très heureuse de pouvoir compter sur son soutien, c’était la meilleure personne pour m’aider dans l’écriture de ce livre. Pour le reste, il faudra lui poser la question !
Parlant du travail d’écriture, comment s’est-il organisé : avez-vous eu besoin de plans, de nombreuses reprises ou l’avez-vous écrit d’un seul jet ?
J’avais cette histoire en moi depuis des années, j’étais prête, j’avais énormément de matière et de réflexions à portée de main. Les choses se sont fait naturellement, les idées et la structure se sont organisées au fil des pages, grâce, bien évidemment, à l’expérience et au talent de ma directrice littéraire Faïza Guène.
Expliquez-nous le titre du livre.
Devenir une jeune fille modèle, c’est à la fois ce que votre famille attend de vous quand vous naissez fille et ce que la société toute entière requiert. Ce n’est pas, en revanche et vous l’aurez deviné, le chemin que choisit Chi Chi, le personnage de mon livre.
Qui est Chi Chi, votre héroïne, qui aurait préféré s’appeler Marie, Isabelle ou Sophie pour effacer ainsi les différences et les clichés renvoyés par ses collègues de lycée, à cause de son origine asiatique ?
Chi Chi est une jeune fille comme les autres, si vous ne vous arrêtez pas à son faciès. Elle vit au rythme de sa génération, une adolescente qui se pose des questions sur le passage à l’âge adulte et sur la perception que les autres ont d’elle. C’est difficile à cet âge de comprendre véritablement la richesse d’une double-culture, et le chemin que fait Chi Chi pour s’accepter est pour moi un modèle.
Avez-vous mis des parts d’autobiographie dans ce personnage ?
J’ai choisi la forme du roman pour raconter cette histoire. Je n’ai pas voulu écrire d’autobiographie. A mon âge et avec ce que j’ai fait, ce serait présomptueux de ma part de vouloir remplir 240 pages avec mon parcours ! C’était important pour moi que ce livre soit un roman, car j’aime la fiction et j’aime lire des romans.
Ce n’est pas la seule et peut-être pas la plus profonde souffrance de Chi Chi. Il y a aussi ce qu’elle appelle « ce passé qui vous empêche de vivre » que renferme son histoire familiale. Il s’agit de l’appartenance de toute sa famille à la communauté chinoise de Cambodge ce qui passe à ses yeux comme une étrangeté géographique.
La famille de Chi Chi, d’origine sino-cambodgienne, a fui le régime de Khmers Rouges et a enfoui ses souffrances dans le silence. C’est une réaction commune pour de nombreux rescapés de traumatismes. J’avais envie de raconter l’histoire du point de vue d’un enfant, issu de la Seconde Génération, qui n’a pas connu dans sa chair ces exactions mais qui les vit par procuration depuis toujours.
C’est l’histoire de votre famille ?
C’est l’histoire du peuple cambodgien. Ma famille est sino-cambodgienne et a connu ces heures sombres du Cambodge, comme des millions de personnes. Comme ce n’est pas une autobiographie, ce n’est pas l’histoire particulière de ma famille, mais c’est une histoire collective que j’ai entendue et que j’ai lue.
Si Chi Chi veut être « une jeune fille modèle », c’est qu’elle répond à un modèle d’éducation que sa maman, Ama, comme elle l’appelle avec affection, veut lui inculquer. Qui est Ama et pourquoi l’avait-elle aimé « autrement » par peur que ces preuves d’amour l’empêchent de devenir forte ?
C’est sa mère, Madame Chan, qui veut que sa fille soit irréprochable : Chi Chi ne partage cette envie de perfection. Madame Chan est née au Cambodge, un pays qui a connu des heures sombres. Lorsqu’elle est arrivée en France, comme beaucoup de survivants, elle a voulu un avenir meilleur pour son enfant et l’a encouragé à prendre l’ascenseur social. C’est là, la preuve de son amour. Toutes les mères n’expriment pas leur amour de la même façon.
Cela explique-il d’autre part un autre comportement extrême, celui de l’Oncle Deux pour qui « s’écraser, c’était survivre ». Avec la figure de cet oncle prévenant à outrance, votre roman nous invite à prendre connaissance d’un autre aspect du passé, celui « d’un régime politique sanguinaire », les Khmers rouges. Sans dévoiler trop le secret de votre roman, pourriez-vous nous parler des traces que ces événements ont laissé sur la famille de Chi Chi ?
La famille de Chi Chi a survécu à un génocide qui a tué un tiers de la population du Cambodge. Mes mots seraient insuffisants pour vous décrire leurs séquelles. J’ai lu beaucoup de livres écrits par des survivants de la Shoah et d’autres crimes contre l’humanité et je n’ai pu qu’imaginer leur douleur indicible.
Un autre personnage assez pittoresque, il faut le dire, est celui de la Grand-Mère. Elle veille sur toute la tribu et renfermes-en son cœur plus de souffrance qu’on le croit. Qui est-elle ?
Grand-mère est la gardienne des traditions de la famille Chan, c’est elle qui orchestre les célébrations du Nouvel An Lunaire, c’est elle qui officie en cuisine et transmet la culture par les saveurs. C’est un personnage que j’aime particulièrement car sa force de résilience est immense et sa tendresse se lit dans ses actes.
Un seul personnage manque dans ce récit : celui du père, toujours absent. Peut-on affirmer qu’en fin de compte ce roman s’adresse avant tout à cet Absent ?
Tiens, c’est curieux, votre question. Je n’avais jamais interprété ça comme ça. C’est aussi ça la beauté de la fiction, car chacun y met du sien. Je crois que ce roman s’adresse d’abord à toutes les Chi Chi de France, toutes nos jeunes filles ordinaires qui vivent des situations extraordinaires de par leur histoire, leur parcours, leurs combats.
Votre style impressionne par une spontanéité sachant garder toute sa force et sa fraîcheur et mettant en avant vos qualités de romancière. Diriez-vous que cet exercice vous a ouvert la voie vers d’autres projets littéraires ?
Merci beaucoup, je suis ravie. J’espère pouvoir continuer à raconter des histoires. C’est le métier dont je rêvais quand j’étais enfant et il devient jour après jour ma réalité.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photos Amanda Jacquel
Grace Ly, Une jeune fille modèle, Éditions Fayard, oct. 2018, 260 p., 19 euros.