Il y aura d’autres soleils. D’autres arbres naîtront dans nos yeux. Il y aura d’autres matins. D’autres rues peuplées et criardes. Il y aura d’autres visages inconnus et fugaces. D’autres oiseaux vivront sur d’autres branches. D’autres villes qui seront semblables et transformées. D’autres choses avancées dans le temps et qui habiteront pour nous. Il y aura d’autres naissances et chacun neuf, né à peine aujourd’hui. D’autres hommes les mêmes autres autrement. Il y aura un monde nouveau, une lumière limpide et nettoyée. L’univers se lave et prépare ce que nous attendons. La robe des saisons tourne et se pavane. Dans notre maison, la rivière passe sa langue sur le ciel. Tout est bleu. Tout est habillé de transparence claire. Tout rit. Le monde, le nouveau, attend l’homme, le nouveau. Et c’est bientôt.
On est puni. On a dû faire une bêtise. Une gosse bêtise. Une grosse, grosse bêtise. On l’a bien vu dans les yeux de papa. On l’a bien vu dans les cris de maman. On sait pas trop quoi. On a baissé la tête. On a baissé les bras. On a fait du rond avec notre dos. On nous a dit : « Va dans ta chambre ! Tu reviendras quand tu auras réfléchi à ce que tu as fait ! ». On est allé dans notre chambre. On ne savait pas combien de temps ça durerait. Ce que voulait dire « réfléchir ». On ne savait pas que c’était si difficile d’être loin. D’être seul. D’être séparé par une porte. Une chose rectangulaire en bois, je crois. Qu’il suffit pourtant de tourner une poignée pour que les pleurs s’arrêtent. Une toute petite chose entre. Une chose qui définit deux mondes. Une frontière. Réfléchir. Qu’est-ce qu’on a fait, de l’autre côté, qui ne peut pas se réparer ? Est-ce qu’on a cassé, fait couler, abîmé ? Est-ce qu’on a sali, déformé, tordu ? Est-ce qu’on a déplacé, fendu, tué ? Est-ce qu’on a fissuré, désossé, brûlé ? Est-ce qu’on a éviscéré, découpé, décoloré ? Est-ce qu’on a décapité, arraché, décousu ? Est-ce qu’on a déchiqueté, broyé, ébouillanté ? Est-ce qu’on a renversé, pollué, mélangé ? Est-ce qu’on a froissé, souillé, énucléé ? Est-ce qu’on a épluché, égorgé, décimé ? Est-ce qu’on a haché, décomposé, déshérité ? Est-ce qu’on a asséché, dérouté, estropié ? Est-ce qu’on a ruiné, démembré, plié ? Est-ce qu’on a dénaturé, amputé, aseptisé ? Est-ce qu’on a étranglé, infecté, écrabouillé ? Est-ce qu’on a étripé, élimé, raboté ? Est-ce qu’on a crevé, débité, fragmenté ? Est-ce qu’on a ouvert, dépecé, assoiffé ? Est-ce qu’on a écartelé, effeuillé, déchiré ? Est-ce qu’on a piétiné, scalpé, oblitéré ? Est qu’on a élimé, percé, écrasé ? Est-ce qu’on a empoisonné, profané, contaminé ? Réfléchir. Est-ce qu’on a fait une seule chose ? Est-ce qu’on a fait toutes ces choses ? On colle notre oreille contre la porte. On écoute ce qui reste du monde, du monde où l’on ne vit plus. On écoute ses chants d’oiseaux et la voix des vivants. On colle notre oreille contre la porte. On reste assis longtemps.
On sourit.
Quelque chose nous attend.
Et quand ça sera le jour, et quand ça sera l’heure, on sera prêt.
Je pense à ceux qui vivent. Ceux qui vivent tout seuls. Ceux qui vivent dans un tout petit appartement. Ceux qui vivent dans un endroit où il pleut. Ceux qui vivent sans chat. Ceux qui vivent sans appels téléphoniques. Ceux qui vivent avec des murs devant leur fenêtre. Ceux qui vivent sans enfants. Ceux qui vivent sans chiens. Ceux qui vivent dans un lieu sans lumière. Ceux qui vivent sans amis. Ceux qui vivent sans plantes vertes. Ceux qui vivent où le silence est assourdissant. Ceux qui vivent sans ordinateur. Ceux qui vivent sans livres. Ceux qui vivent sans savoir cuisiner. Ceux qui vivent sans internet. Ceux qui vivent sans idées. Ceux qui vivent dans des habitats délaissés. Ceux qui vivent où ça crie. Ceux qui vivent sans poisson rouge. Ceux qui vivent sans intériorité. Ceux qui vivent sans travail. Ceux qui vivent où ça sent mauvais. Ceux qui vivent sans oiseau en cage. Ceux qui vivent sans chauffage. Ceux qui vivent sans créativité. Ceux qui vivent avec les personnes avec qui il ne faut pas vivre. Ceux qui vivent sans musique. Ceux qui vivent sans projets. Ceux qui vivent sans cochon d’inde. Ceux qui vivent sans rire. Je pense à ceux qui vivent sans eau chaude. Je pense à ceux qui vivent sans chanter. Je pense à ceux qui vivent sans horizon. Je pense à ceux qui vivent tristement. Je pense à ceux qui vivent sans danser. Je pense à ceux qui vivent sans aimer. Je pense à ceux qui vivent sans voisins. Je pense à ceux qui vivent sans hamster. Je pense à ceux qui vivent sans maison.
Je pense à ceux qui vivent sans rêves.
Je pense à ceux qui vivent.
Des livres. Des gros, des petits, des lents. Des voix pour nous parler dans la nuit. Des murs de livres, des maisons livres. Dormir dans des bras doux. Marcher entre les mots. Voyager. Enrouler sa langue à la langue des autres. Ruban dans le vent. Cerf-volant attaché à une petite corde, une ficelle minuscule. Goûter aux phrases molles, celles en sucre et en guimauve. Goûter aux phrases robustes et incendiaires. Ramasser des milliers de bruits. Syllabes accumulées dans un torrent de pages. Aller pas à pas à la blancheur prochaine. S’enfoncer dans le noir. Écouter les rumeurs, les prédictions d’apocalypse. Des mots pour nous accompagner dans un chemin de sens sensations. Le labyrinthe des regards et des spéculations. Lire. S’arracher à ce monde. Lire. S’accrocher à ce monde. Y déceler les pierres de lumière. Trouver au fond des boues l’étincelle de plaisir. Les choses à allumer pour qu’il fasse jour dehors. Remonter ce précieux butin qui éclaire nos heures. Gravir les profondeurs. S’extirper de la désolation, du dégoût, de la peur. Se rencontrer en eux. Partir. Il existe des livres qui vous rendent humains. Des mots couchés par terre qui vous mettent debout. Des idées d’autre chose. Des envolées lyriques. Des feuilles miraculées vous envolent et c’est vous. Il existe des voix intenses, présentes, amicales. Des voix qui palpitent dans un monde qui s’en va.
On sourit.
Quelque chose nous attend.
Et quand ça sera le jour, et quand ça sera l’heure, on sera prêt.
Rozenn Guilcher est née à Brest en 1968. Elle a vécu en Bretagne puis s’est exilée à Aix en Provence où elle réside actuellement. Elle est écrivain et plasticienne. Elle a publié quatre livres aux éditions Sulliver : un roman « La fille dévastée » (2009) et trois recueils de nouvelles « Des nouvelles du monde » (2010), « Futura » (2013) et « Déshabiller nos solitudes » (2017). Certaines de ses nouvelles ont été publiées en recueils collectifs.
Elle s’intéresse aux diverses formes narratives (la poésie, le roman, la nouvelle) et n’hésite pas à les mêler dans un même texte. Son écriture intuitive joue avec la langue et les codes traditionnels de la narration. Elle tente, par ce biais, d’aller vers un langage “instinctif” et de rejoindre autant que possible le “vivant”. Son style rompt avec les structures classiques s’approchant ainsi d’une oralité, d’une petite musique qui parle dans notre tête. Ses livres sont « classés » en romans et nouvelles, mais elle se sens plus proche de la poésie.
Elle aime rendre visible l’écriture par des lectures, un travail en arts plastiques associé aux textes. Elle aime particulièrement les croisements avec les autres arts : danse, musique, théâtre, cirque, pour construire ensemble une matière commune. Elle donne régulièrement des lectures en public, des performances littéraires.
Le site internet de Rozenn GUILCHER : https://rozennguilcher.fr