La fiction a ceci de merveilleux qu’elle ne s’embarrasse pas des impératifs de la raison
La Dormeuse, qui va bientôt paraître aux Éditions Okama à Lausanne, est un roman habilement construit dont la complexité témoigne de la parfaite maîtrise d’écriture de la part de Catherine Rolland, son auteure. Les lecteurs sont invités à voyager à travers des époques et des lieux où guettent à chaque coin des promesses de mystérieuses aventures. Roman à multiples plans narratifs qui maîtrise avec brio l’analepse et qui nous transporte de l’an 79 dans la cité antique de Pompéi, pendant le règne de Vespasien, et jusqu’en 2017 dans la Touraine, dans l’antre mystérieux des Montès, une famille bien bizarre et imprégnée de secrets. Qui sont tous ces protagonistes qui forment une liste bien hétérogène et quel est le point commun entre eux ? De quel art doit-on disposer pour réunir tous ces plans de l’action et de quelle liberté jouit dans ce cas le narrateur ? Et si le scribe devenait en fait le vrai maître du jeu ? L’intrigue tient ici toutes ses promesses.
Vous avez déclaré à une autre occasion, lors de la parution de votre précédent roman Le cas singulier de Benjamin T (2018), que l’écriture est pour vous « une bouffée d’oxygène ». Est-ce que c’est le cas aussi en parlant de votre nouveau roman qui est en cours de parution ?
C’est en tout cas le cas pour moi qui suis une auteure de fiction.
L’écriture donne au romancier le pouvoir unique non seulement de créer des univers mais aussi d’y déambuler. La possibilité de donner naissance à des personnages, de les façonner et de leur inventer un destin est une merveilleuse façon d’échapper à la routine du quotidien. L’écrivain doit d’abord rêver lui-même, pour faire ensuite rêver son lecteur.
Devenue aveugle, Marie Montés, une dame respectable et assez étrange, décide de donner comme titre à son dernier roman qu’elle dicte à Sofia Loison La Dormeuse. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Marie Montès est un des personnages centraux de ce roman. C’est une ancienne écrivaine à succès qui s’est retirée du monde avec son mari – un vieil homme excentrique qui perd un peu la tête – pour s’installer dans un hameau troglodyte au fin fond de la Touraine. Au crépuscule de sa vie, elle engage Sofia, une aide à domicile, pour palier son handicap et lui servir de « scribe ».
Naît alors le roman dans le roman, dont on ne sait pas vraiment s’il s’agit d’une autobiographie ou d’une fiction, Mme Montès prenant un malin plaisir à maintenir l’ambiguïté sur ce point au grand dam de Sofia.
Répondre précisément à votre question concernant le choix de ce titre en révélerait trop sur l’intrigue, vous me pardonnerez donc de ne pas le faire. Quant au choix d’un titre identique aux deux œuvres ainsi mises en abyme, il s’imposait car La Dormeuse est précisément le nœud commun aux trois fils narratifs qui constituent le roman.
Plus encore, pourquoi dit-on de ce livre qu’il s’agit du testament de cette dame devenue aveugle, contenant un secret « quelquefois si enfoui entre les lignes que personne ne parvient à décrypter » ?
Alors qu’elle était encore enfant, Marie et sa famille partent en Italie à bord de leur caravane. Une nuit, tandis qu’ils campent aux abords de la cité antique de Pompéi, la fillette fausse compagnie à ses parents et disparaît sans laisser de trace. Miraculeusement, elle sera retrouvée quelques années plus tard, en état de choc, errant au milieu des ruines. Jamais elle ne racontera ce qu’il lui est arrivé mais il est probable que, après une vie de silence, elle éprouve le besoin de révéler la vérité… car le secret lié à sa disparition en cache un autre, bien plus extraordinaire. Marie ne peut se résoudre à le laisser disparaître avec elle. Aussi choisit-elle naturellement le biais de l’écriture pour transmettre son message à la postérité. Ne restera au lecteur qu’à faire lui-même la part des choses entre vérité et imaginaire.
Peut-on affirmer que pour toucher du doigt au sens de sa vie, tout être humain doit retourner dans le passé pour tenter de réécrire son histoire ? S’agit-il en quelque sorte du thème essentiel de ce livre ?
Dans ce roman, comme d’ailleurs dans le précédent, j’ai joué à entremêler les fils du présent et du passé. Je m’intéresse beaucoup à l’histoire, petite ou grande, et à l’influence de certains actes ou événements sur la destinée des hommes. Bien entendu, notre passé nous détermine et nos actions ou nos pensées d’hier influencent notre aujourd’hui. Cependant, je pense qu’il faut savoir aussi s’en détacher, accepter l’idée que le passé est mort et ne reviendra plus, au risque, autrement, de ne jamais réussir à vivre au présent.
Car si nous avions le pouvoir insensé de retourner dans le passé, ne serait-il pas présomptueux d’espérer le modifier ? En empêchant un volcan d’entrer en éruption, par exemple ? C’était un des défis grisants auquel je me suis confrontée en écrivant La Dormeuse : comme je l’ai évoqué plus haut, le récit s’articule en trois lignes temporelles, d’abord parallèles mais qui ensuite se croisent et se confondent. Une partie de l’histoire se déroule en l’an 79, à Pompéi, au cours de l’été qui précéda l’éruption du Vésuve. J’ai voulu placer mes personnages à la veille de cette catastrophe, pour susciter chez le lecteur l’irrépressible envie de modifier l’Histoire et d’empêcher la tragédie d’avoir lieu.
La fiction a ceci de merveilleux qu’elle ne s’embarrasse pas des impératifs de la raison.
Ce sont par des « Et si… » que naissent les romans.
Une fois empruntées ces pistes, le récit prend des directions inattendues. Sans vouloir trahir son intrigue, pourquoi avez-vous choisi la cité antique de Pompéi où dans l’an 79 Julia observe avec amusement de la hauteur de son très jeune âge le spectacle des petites et grandes ambitions des adultes ?
Le funeste destin de Pompéi, cité ensevelie sous les cendres par l’éruption du Vésuve au premier siècle de notre ère, est connu de tous et fait partie de la mémoire collective. Comme dans « Le cas singulier de Benjamin T. », je voulais pour mon histoire un décor qui serait familier au lecteur et dans lequel je pourrais laisser libre cours à mon imagination, tout en me reposant sur des faits véridiques. Ainsi, aux côtés des héros nés de mon imaginaire, comme la jeune Julia ou l’esclave Rufus, interviennent des personnages historiques comme Pline l’Ancien, un des plus grands savants de son époque. Deux millénaires nous séparant de l’événement, j’ai pris la liberté de lui prêter un caractère sans doute assez peu conforme à ce qu’il était réellement, mais je me suis efforcée de ne pas trahir l’Histoire et de rester au plus près de ce que pouvait être la réalité quotidienne du Ier siècle à Pompéi. Je me suis rendue sur place à plusieurs reprises, bien sûr, et je me suis beaucoup documentée pour agrémenter l’intrigue d’une toile de fond aussi réaliste que possible.
Personnage central de votre narration, Pline le Jeune, dont les lettres parlent de l’éruption du Vésuve joue un rôle assez particulier dans l’intrigue de votre roman. À la fin du récit, vous faites tomber le rideau entre le réel et la fiction. N’est-il finalement pas, ce grand historien, le pilier qui soutient toute l’histoire racontée dans votre roman ?
Si j’osais, je paraphraserais Shakespeare pour vous répondre que la vie est un théâtre, où chacun a son rôle à jouer. Pline le Jeune est un des personnages-clés du roman, c’est vrai, mais tous les personnages ont leur importance dans l’histoire, chacun détenant, à sa façon, une pièce du puzzle.
Ou, c’est peut-être Julia, même si on ne peut pas en dire trop pour ne pas trahir le secret de cette incroyable histoire ?
Julia apporte à La Dormeuse sa fraîcheur, son innocence et son ingénuité. Aux personnages principaux doivent répondre des héros secondaires, plus légers, dont l’intervention permet au lecteur une pause bienvenue face à la progression de la tension dramatique. C’est sans doute une des fonctions de cette adorable enfant et de son petit chien, ainsi que de l’extravagant mari de l’écrivaine, par exemple. Mais parfois, ceux qu’on pourrait prendre pour de simples figurants justifient en réalité l’ensemble de l’intrigue.
Plus pittoresque encore sans être pour autant privé d’une symbolique bien précise, le couple Marie Montes – Sofia Loison illustre justement la relation inédite interchangeable du créateur et du bâtisseur. Chez-vous, il s’agit de l’écriture du roman qui donne le titre à votre livre. Que pourriez-vous nous dire de cette métaphore du créateur aveugle (Homer ? Borges ?) et du copiste qui peut à tout moment investir le cours de la narration ?
La cécité de Marie l’oblige à emprunter le sens qui lui manque à une autre – Sofia – afin de pouvoir créer. Cette relation forcée entre les deux femmes va à l’encontre du schéma classique de l’écrivain solitaire. Elle est contrainte de se dévoiler et de soumettre dès le premier jet son intrigue au jugement de sa scribe, ce qui fait rapidement naître une relation de confiance entre les deux femmes. Parfois, Marie dicte, et parfois, elle raconte, laissant même le soin à Sofia de mettre elle-même en forme certains passages. L’histoire est vivante, elle s’écrit à deux et s’en trouve enrichie, au fil de l’amitié qui s’installe entre elles. On pourrait d’ailleurs faire un parallèle entre leur complicité et la relation de dépendance ambiguë qui lie, dans le passé, Pline l’Ancien et son esclave Rufus. A l’instant où les mots sont prononcés, à l’instant où la plume les couche sur le papier, ils s’échappent et l’œuvre cesse d’appartenir à son créateur.
Que peut-on souhaiter à votre livre qui paraîtra bientôt ?
J’espère que La Dormeuse saura toucher ses lecteurs, et qu’ils auront plaisir à voyager d’un millénaire à l’autre, dans une aventure mélangeant le rêve et la réalité.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédit photo Steve Gaillard
Catherine Rolland, La Dormeuse, Éditions Okama, 2020, 492 pages.