J’aurais aimé écrire sur Mayotte, où, il y a quelques années, j’ai nagé avec des tortues de mer. Mais je suis submergée ces temps-ci par une eau plus salée. Avec la disparition de mes parents, il m’a fallu vider l’appartement de mon enfance. De toute mon enfance
Ouvrir les tiroirs, retourner les centaines de photos à bords dentelés, les cahiers de maternelle, les compte-rendu médicaux, relevés de notes d’inspection de ma mère institutrice à 23 ans…Tout est là, une vie, un monde disparu… Je trouve même le « bulletin d’honneur » en lettres dorées, décerné à Mademoiselle Christiane M, en 1935, ma toute petite maman de 6 ans qui me met les larmes aux yeux.
Je suis hors du monde, hors du temps.
Devant les documents administratifs (impôts, succession, obsèques), pas de quartier : je jette.
Mais pour le reste ? Le service à vaisselle des beaux jours, les petits mouchoirs brodés, la robe de mariée, la visionneuse qui ronronne encore, la boîte en acier remplie de fiches cuisine ELLE ? Les paires de jumelles, les cinquante albums photos ?
J’emporte tout ce que je peux emporter. Un secrétaire- une table à manger, une table de chevet. Le banc du piano et les partitions à défaut du piano. Un portrait de mon père, les photos de mariage, les gants de bal, les extraits de naissance des uns et des autres, les cartes postales des disparus. Parmi la dizaine de paires de lunettes, je sélectionne une monture vintage Lacoste de mon père – j’y ferai monter des verres à ma vue.
Mais que faire des vêtements ? Que dire de la violence de ce geste – fourrer les chaussures, les sacs, les jolis manteaux bordés de fourrure dans des sacs poubelles, en resserrer la cordelette, même s’il ne s’agit bien évidemment de les donner, et non de les jeter…
J’aimerais que la porte s’ouvre, j’aimerais entendre cette voix grondeuse : Mais…Que fais-tu dans ma chambre ? Oh la, la, toutes ces vieilleries…Je les avais oubliées ». J’aimerais que tu t’assoies, à mes côtés et que tu commentes mes trouvailles. J’aimerais que tu m’empêches de fouiller.
Ta voix me manque. Je suis triste. Non. Ebahie. Stupéfaite. Scandalisée, devant ces objets, dont je n’ai que faire et qui eux, ont survécu.
C’est moi, le parent, maintenant. C’est moi qui dois nourrir mes « nouveaux-morts ». Qui doit les empêcher de sombrer dans l’oubli. Chaque week-end, depuis deux mois, je m’y suis employée. Et je sais comment j’ai survécu à cela.
C’est l’écrivain qui pénétrait dans l’appartement, et laissait la fille en deuil sur le palier. « Reste là lui disait-il, je m’occupe de tout. Je trie, je note, j’agis. Toi, contente-toi de souffrir ».
Dans tous les moments difficiles de ma vie, j’ai toujours pu compter sur lui, l’auteur. L’auteur qui recycle le chagrin. L’auteur qui recueille des indices, qui nourrit les personnages. Qui transforme la boue en or et la tristesse en écriture.
Je suis au centre de la Terre, là où l’on redonne vie aux morts.
Le centre de la Terre, ça n’est pas Mayotte, c’est l’appartement de mon enfance.
Il est temps de refermer la porte, de dire adieu. Et de me remettre à écrire.
Sophie Carquain, 20 février 2021
Sophie Carquain est une écrivain, scénariste et journaliste, qui a publié une vingtaine de livres dont deux romans, « Manger dans ta main » (Albin Michel) et, en janvier dernier, «Le roman de Molly N., d’après une histoire vraie » (Charleston ed), qui rencontre un franc succès critique et dans les librairies. Elle a également écrit le scénario d’un roman graphique sur Simone de Beauvoir (Marabulles) et publie également en littérature jeunesse, dernièrement « J’aimerais te parler d’elles », (Albin Michel jeunesse), un livre sur les femmes de l’Histoire.
Elle est également journaliste spécialisée en psycho et société, et chroniqueuse d’ouvrages de littérature jeunesse.