Crédit photo : JC Sexe
Le livre a passé six ans sur ma table de chevet, et effectué six allers-retours vers l’Italie. Pendant ces six années, j’ai été dissuadé de l’ouvrir par ses 1585 pages, mais surtout par la peur de ne pas retrouver l’enthousiasme de ma première lecture. Entre dix et quinze ans, j’ai dévoré compulsivement la quasi-totalité des romans historiques d’Alexandre Dumas : La comtesse de Charny m’a laissé le souvenir le plus prégnant. Je me souviens avoir déserté ma propre fête d’anniversaire pour me refugier dans le grenier et savourer la scène des retrouvailles entre Andrée et Olivier.
La quarantaine venue, je me suis dit qu’il fallait que je reprenne ce texte pour vérifier si le charme opérait toujours, ou si Dumas était désormais à ranger dans la catégorie des lectures qui ne brillent que par le souvenir qu’elles ont laissé dans les années de formation.
Ne pouvant mettre la main sur le livre dans lequel je l’avais découvert, j’ai acheté un exemplaire neuf La comtesse de Charny et l’ai fait trôner ostensiblement à côté de mon lit. J’ai cru que le temps de m’y plonger viendrait de lui-même. En vacances, par exemple : les vacances constituent la période propice pour ce genre de commémoration.
Or pendant les vacances qui ont suivi mon achat, il y a toujours eu un livre plus récent à découvrir, la mer, mes enfants, mes propres textes à travailler. Néanmoins La comtesse de Charny est demeurée fidèle à mes tables de chevet, françaises et transalpines. Ça aurait pu durer comme ça jusqu’à la retraite.
Et puis est arrivé le confinement. Une somme indéfinie de journées à disposition pour réaliser ce qui est d’ordinaire remis à plus tard : apprendre l’allemand, retrouver le CD d’une chanteuse italienne de jazz perdu depuis dix ans, remettre une couche de vernis sur l’escalier en bois ; surtout : relire La comtesse de Charny.
Dès les premiers paragraphes, l’enthousiasme de la première fois a ressurgi. Je me suis levé chaque matin avec l’impatience de me plonger dans un nouveau chapitre. Comme trente cinq ans plus tôt, les instants que je ne passais pas en compagnie d’Olivier, d’Andrée ou de la reine me paraissaient vains : alors c’étaient les heures au collège, aujourd’hui la succession des visio-conférences.
Certes, ma compassion n’allait plus aux personnages contre-révolutionnaires magnifiés par Dumas ; adulte, je vibrais aux exploits du peuple et tournais les pages avec frénésie pour voir disparaître la monarchie. Ce changement de perspective n’a en rien modifié le plaisir de ma lecture. La comtesse de Charny m’a permis pour la seconde fois de cavaler entre Paris et Varennes, d’envahir Les Tuileries, de vibrer aux retrouvailles d’Andrée et Olivier rue du Coq-Héron, d’accompagner Louis XVI sur l’échafaud – emballements de l’esprit qui ne comptent pas pour rien dans cette période d’immobilité forcée et de solitude subie.
Aussi, j’ai pu comprendre dans leur langue d’origine les quelques mots allemands adressés par Marie-Antoinette à son frère de lait sans recourir aux notes en bas de page.
Aussi, la voix retrouvée de Pia Mora a accompagné ma lecture.
Et comme il faut bien procrastiner un peu, j’ai remis aux calendes grecques le vernissage de mon escalier.
Arnaud Friedmann est né en 1973, à Besançon. Il a étudié l’histoire et la littérature. Il travaille au Pôle Emploi et est co-gérant de la librairie Les Sandales d’Empédocle.
Il est l’auteur de plusieurs romans:
- Le trésor de Sunthy, roman jeunesse, éditions Lucca, mai 2019
- La vie secrète du fonctionnaire, nouvelles, éditions Jean-Claude Lattès, septembre 2016 (Prix Louis Pergaud)
- Le Tennis est un sport romantique, roman, éditions Jean-Claude Lattès, août 2013
- Grâce à Gabriel, roman, éditions de la Boucle, 2012 (Prix France Bleu Besançon)
- Jeanne en Juillet, roman, éditions de la Boucle, 2010
- Le Fils de l’Idole, roman, éditions de la Martinière, 2005
- La Mélodie Préférée, roman, éditions Gunten, 2004
- Le Chemin au bord de la mer, roman, éditions Gunten, 2003