« Si Bruno tombe, c’est moi la suivante », a annoncé Leila en entrant dans le bureau.
Elle ne devrait pas être là. Aujourd’hui, d’après le planning, elle ne bossait pas. D’ailleurs, elle est habillée en civil. Elle nous sourit sous son masque. S’assied. Elle a l’air fatigué.
C’est une belle matinée. Par la fenêtre, un soleil printanier entre à flots. On commence à entendre des chants d’oiseaux, et de temps à autre, les mouettes. Le lac est tout près, à quelques minutes à pied.
Mars.
Il fait encore frais, mais c’est la saison où, d’ordinaire, on délaisse le restaurant du personnel, et même les abords bitumés de l’hôpital pour descendre prendre sa pause au bord de l’eau. Les jours rallongent, on a des envies d’extérieur, de promenades le long de la plage. Des envies de terrasses où se retrouver, entre collègues, entre amis, pour un dernier verre après le boulot.
Des envies d’insouciance.
Si Bruno tombe, c’est moi la suivante.
Les urgences, aujourd’hui, sont quasiment vides. Six patients en box, et seulement trois à l’unité Covid, dont deux, sans doute, rentreront chez eux tout à l’heure, pas assez malades encore pour qu’on les garde.
Les maux de dos du lundi, les contrôles de grains de beauté, les je-me-sens-patraque-je-crois-que-je-ne-peux-pas-aller-travailler, les ongles incarnés et les langues qui picotent, étrangement, en ce moment préfèrent… rester chez eux.
Ici, au bord du lac où le printemps tente une approche encore timide, ce n’est pas encore le chaos.
Mais on sait. On se prépare. On a doublé les effectifs, réorganisé tout le service, converti nos lits d’hospitalisation courte en unité dédiée au seul coronavirus. Depuis hier, l’armée est arrivée en soutien. Sur le parking, on a monté des tentes, un hôpital de campagne pour le moment où, ici, on commencera à déborder.
Si Bruno tombe, c’est moi la suivante.
On pourrait presque croire que c’est un jour normal. Le soleil et les mouettes, le rire des infirmières qui prennent un thé en salle de pause. Tout le monde a eu le temps de manger, aucun malade n’a attendu plus de trois minutes avant d’être pris en charge. On travaille dans le calme. On a le temps d’expliquer, de rassurer, de faire le job sans la pression ordinaire d’une salle d’attente bondée et de couloirs débordants de patients. La vague n’est pas encore arrivée.
Elle va venir. On le sait.
Faux calme, précédant l’orage.
On attend. On est prêts. On fera face ensemble.
Une secrétaire, deux infirmières et quatre médecins sont déjà au tapis, confinés chez eux et malades. Le chef de service aussi. Bruno, son adjoint, a pris la direction du service, et Leila est revenue sur son jour de repos, pour assister à la réunion de crise qui avait lieu à midi.
Parce que si Bruno tombe, la suivante, c’est elle.
Catherine Rolland est médecin et écrivain. Après avoir travaillé pendant une dizaine d’années dans un cabinet de médecine générale en France, elle a déménagé en Suisse en 2014. Depuis, elle travaille aux urgences de l’hôpital de Neuchâtel.
Côté littérature, elle a publié plusieurs romans dans des genres différents : sagas familiales (Ceux d’en haut (2014), Après l’estive (2015), aux Editions Les Passionnés de bouquins), drames psychologiques (La solitude du pianiste (2016), également aux Passionnés de bouquins, et Sans lui (2016), aux Editions Mon Village).
En 2018, paraît Le cas singulier de Benjamin T. aux Editions Les Escales. Cette fiction aux frontières de l’imaginaire et du fantastique a été finaliste du Prix Lettres frontière 2019 et du Prix Rosine Perrier 2019).
Catherine Rolland est également l’auteur d’une novella dans le recueil L’Etrange Nöel de sir Thomas (2019, Editions OKAMA).
Son nouveau roman, La Dormeuse, paraîtra en mai 2020 aux Editions OKAMA.