Grégory Rateau : « L’autre est à la fois loin de nous et ô combien omniprésent »

 

On pourrait se réjouir, louer une forme de justice dans ce malheur vécu collectivement, mais voilà, là encore, la vie est pleine d’ironie. Certains vivent ce confinement comme un retour aux sources, une escapade de l’esprit loin des villes et de son cortège de temps volé, éparpillé au grès des obligations sociales. Ils s’isolent à présent dans de vastes propriétés, invitent à la relaxation, aux balades en pleine forêt et en pleine conscience. Ils ne sont certainement pas au chômage technique ou entassés dans des appartements exigus au cœur de la cité. Je ne vous parle même pas de la caissière ou du caissier, en première ligne, qui, eux, n’auront certainement pas le droit aux applaudissements ou aux prestiges liés à l’uniforme. Le soir venu, ils retrouveront pourtant leur appartement encombré de toutes les tâches qu’ils ont laissées de côté pour assurer notre service.

Pour ma part, je suis un privilégié. J’ai une double casquette, celle d’auteur et celle de rédacteur en chef d’un média, de celui qui se cultive dans sa cellule, habitué à vivre chez lui, d’hiberner par choix, et de celui qui doit informer les gens en triant l’information, d’aller vers les autres pour leur donner la parole. L’auteur vit donc cela comme une chance, un moyen de se replier sur lui-même, de prendre du temps pour lui, pour communiquer même à distance avec ses proches, mais, bien vite, le rédacteur lui rappelle qu’il doit forcément se projeter hors de son cocon pré-natal et ouvrir un peu ses yeux. Ma famille est bloquée en France et moi je suis en Roumanie où ma belle famille, trois médecins dont la petite dernière, la sœur de mon amie, se débat courageusement et cela malgré son jeune âge et son expérience très récente de la médecine, pour faire au mieux avec le peu de matériel dont elle dispose. Mon nouveau pays d’accueil est plein de poésie mais son système de santé est déplorable et d’autant plus fragilisé par les circonstances exceptionnelles que nous vivons actuellement. L’autre jour, une femme enceinte était infectée et le personnel de santé refusait de la faire accoucher au risque de s’infecter eux-mêmes ainsi que tous leurs patients. Il faut donc dépasser le manichéisme ambiant ou “le New Age” de la pensée positive, cesser d’écouter les prophètes du chaos ou encore les spécialistes auto-proclamés sur les réseaux sociaux. Des questions qui resteront donc souvent sans réponse.

Nous sommes contraints à l’isolement pour le bien de tous, c’est un fait, une banalité qui a pourtant eu le plus grand mal à être intégrée. L’autre est à la fois loin de nous et ô combien omniprésent, pire, il nous contamine symboliquement par ses pensées anxiogènes qui arrivent jusque dans notre salon car nous voulons bien les laisser entrer. Leurs angoisses deviennent un peu les nôtres. L’isolement dans nos sociétés est de fait très relatif d’où cette difficulté de vivre avec et sans les autres. La peur de vivre avec soi-même n’aide pas nous plus à faire le silence, à se déconnecter. Un silence et un retrait pourtant nécessaires pour cheminer vers soi et se protéger aussi des agressions du monde extérieur.

Cette pandémie nous apprend à être plus humbles, à accepter que nous sommes tous et toutes remplaçables, qu’un jour ou l’autre, ce sera nous ou elle, la nature j’entends. Depuis cet arrêt sur image, cette pause générale, le monde et sa bio-diversité respirent enfin sans nous, et forcément beaucoup mieux que lorsque nous étions en activité pour l’étouffer au nom de la sacro-sainte productivité. Seulement n’oublions pas une chose, si les glaciers sont amenés à fondre (le pergélisol), ils libéreront une multitude de virus sans doute bien plus mortels que ce Covid-19, que nous sommes libres d’interpréter, comme une sorte d’avertissement pour la suite.

Un manque d’optimisme de ma part? Sans doute. Le poète René Char disait: “la lucidité est la blessure la plus proche du soleil”. La littérature m’a sauvé à de nombreuses reprises, et au jour d’aujourd’hui, elle est encore là, à mes côtés, pour m’aider à mieux réfléchir, à mieux sentir, à mieux communiquer. Sera-t-elle là après dans l’idée d’une passation, d’une continuité de l’art ? Je ne peux pas le dire car nous en sommes tous là, dans l’idée de survivre, d’espérer en un après justement…

Grégory Rateau a 35 ans. Il est né en région parisienne et vit actuellement en Roumanie où il est écrivain, rédacteur en chef d’un média (LePetitJournal.com Bucarest) et chroniqueur radio à Bucarest. Son récit, Hors-piste en Roumanie, a été sélectionné pour le prix Pierre Loti du meilleur récit de voyage en 2017. Il a été traduit en roumain chez Polirom et a eu un grand succès critique dans toute la presse du pays. Son premier roman “Noir de soleil” vient de sortir aux Editions Maurice Nadeau et aborde l’histoire d’un couple en crise dans un Liban en situation de guerre civile.

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