Avec le Covid 19, qui a outrepassé les frontières physiques et réglementaires, nous ne vivons pas une histoire nationale mais une histoire universelle : ce n’est pas celle d’un peuple mais celle des peuples. Si cette histoire a été dominée par le virus, il reste que la raison devrait reprendre ses droits. À l’heure du déconfinement, la plus haute incarnation de l’esprit humain devrait être manifeste à travers le renouveau. Ce moment de l’histoire ne correspondrait pas, à l’opposé de ce que pensait un philosophe, à l’émergence d’un peuple clé, mais à celle d’une humanité réconciliée avec ses antagonismes. Ces circonstances nous laisseraient-elles les mêmes, comme s’il n’y avait rien eu de nouveau sous le soleil ? L’histoire s’écrit par les individus. Mais aussi, hélas, par le truchement du silence, de l’indifférence, de la résignation ! Nous sommes devant un dé. On n’est pas obligé de le jeter pour tomber au hasard sur telle ou telle face, et encore moins de se départir de notre autonomie, laquelle nous pousse à réaliser un choix éclairé. L’occasion pour nous de nous saisir des priorités, de remettre les valeurs au goût du jour contre le diktat de ceux qui entendent mener le monde à la baguette. L’avenir est un sillon qui n’est pas tracé mais à tracer. Et il appartient à chacun de prendre la question à bras-le-corps : nous ne sommes pas un ratage appelé à rater l’occasion de rattraper nos erreurs afin de nous forger autrement, dans un ancrage de justice symbiotique. En nous déresponsabilisant, peu à peu, nous dégringolons de l’échelle des valeurs, et partant de la dignité, s’abaissant, parfois directement ou indirectement, jusqu’au bas fond des abysses de l’inhumanité !
Le progrès économique, industriel, scientifique, technique ou techno-scientifique c’est bien ; le progrès humain c’est mieux ! Qu’applaudissions-nous le soir venu, si ce n’est un symbole d’humanité ? Aujourd’hui le progrès devrait s’entendre dans un sens foncièrement humain. Ici, humain signifie également éco-responsable. Or par le paradigme du progrès, et surtout au nom du pragmatisme économique, les États ont cédé une main puis un bras puis le reste du corps de leurs valeurs. Nous avons vécu le confinement sans que nous envahissent les impératifs quasi dogmatiques et catégoriques de croissance, de développement, etc. L’économie a vécu la décroissance, à en croire les théoriciens, la nature ayant parallèlement repris ses droits. Et voilà que, sans prendre des mesures conséquentes, on se lance à corps et âme perdus dans l’ancien système déliquescent, le désir fauve. Nous ne saurions nous ancrer dans l’ancienne conception, celle de la croissance, au visage naturaliste trompeur. Parce que naturellement on naît, on grandit, on se reproduit éventuellement, on vieillit, puis on meurt. Le vieux mythe du progrès est appelé à être revu, réinterprété, de sorte qu’il ne participe ni de l’instrumentalisation ni de la déshumanisation. Si nous avons choisi ce qu’on voudrait être individuellement, il faudrait également choisir ce qu’on voudrait être collectivement. À tous de résoudre l’équation, sans la réserver exclusivement, urbi et orbi, à la technocratie ou à la bulle élitiste ou encore à l’opacité sectaire.
Aussi, nous avons l’immense défi à relever en ce siècle en prouvant que la nature humaine n’est pas derrière nous mais dans le viseur permanent de ceux qui sont pour l’élévation, prise en l’occurrence comme un idéal régulateur à même d’être au fondement d’un nouveau sens à nôtre vie ainsi qu’à nos actes. Si être éduqué ou cultivé fait de l’homme une espèce spécifique, il n’en demeure pas moins qu’il y a en nous un potentiel d’humanisation, à exploiter, celui-là même qui permet d’aller à l’assaut de notre nature humaine. Cette universalité n’est jamais, précisément, acquise par le simple fait de naître au monde : elle reste une conquête perpétuelle. L’homme a longtemps pensé qu’il avait tous les droits sur la nature et sur les autres espèces. Continuera-t-il dans cette voie infestée d’égoïsme et d’irresponsabilité ? Nul n’est besoin d’une intuition fulgurante et géniale pour s’apercevoir que persister sur cette route, aussi bien épineuse qu’incendiaire, serait un aveu sinon d’égoïsme du moins d’impuissance voire d’indifférence. Même dans un état de primitivité, nous n’aurions pas accepté de n’avoir rien à gagner, quant à notre humanisation, mais tout à perdre.
S’armer de lucidité aiguë. Frotter notre vision du futur à nos intelligences rassemblées. Repenser nos relations au monde. Axer l’entendement sur un rapport de réciprocité favorable à l’humanité, pour une symbiose, qui recule ce que l’on redoute. Nous ne pouvons continuer à prendre à l’autre ou à la nature sans donner. On ne prend pas si l’on n’apporte rien, en échange. Nous ne dirions pas que nous ignorions ; nous portons le poids de l’histoire dont nous ne sommes pas que les fruits. Honte à nous si nous suivons la direction du parasitisme et de la rapacité. Honte à nous si nous refusons le changement. Si notre souplesse suffit à écarter les jambes de l’intelligence impassible à l’acceptation du sort, elle ne suffira pas à éradiquer le mal avancé à nos portes et prêt à bondir à tout moment. Ne croyons pas que la quinine qui, comme l’affirmait Paul Valéry, fut peut-être indispensable à la prospection et « l’occupation de toute la terre » et qui était, selon lui, le fait dominant de son siècle, suffirait à notre époque. Nos maux ne seront pas traités par les propriétés du quinquina.
On nous vend le mensonge, et on achète comptant, contents de ce conditionnement politico-social, notre conscience rétrécie par le conformisme et l’embourgeoisement. On s’aveugle au monde, comme dans un état végétatif. Pis-aller, alors que le palliatif est en nous et avec nous. La force du conditionnement a inoculé en nous un poison qui empêche la conscience de dépasser le cadre restreint, infesté de maux tangibles ou sous-jacents, et préjudiciable, par notre faute directe ou indirecte.
Notre être le plus profond est à trouver dans la réalisation de l’humanité et non dans l’acceptation résignée des mœurs et pratiques et gangrènes qui creusent des inégalités, instituent l’iniquité, forent les consciences après les avoir bien anesthésiées en les plongeant dans un état de léthargie à durée indéterminée. Il y a, pour illustration, des milliards dépensés pour la fabrication et l’achat des armes de destruction massive ; et curieusement, il y a des gens qui crèvent de faim, des gens qui vivent dehors, des gens qui vivent sans eau potable, des gens sur qui on tient des discours misérabilistes. Honte à l’humanité !
Faut-il avoir une vue tocquevillienne pour s’instruire des disparités douloureuses et des dangers qu’elles couvent ? Si on se comportait en adultes qui se hissent plus haut qu’eux-mêmes, se hissent au palier de l’universel ? Pourquoi refuserions-nous d’investir cet événement unique ? Avons-nous peur de trouver du sens à cette histoire récente ? La modernité, semble-t-il, se vit dans l’urgence. Attendre une décennie serait trop tard. La littérature, à notre sens, participe du changement, simplement parce que les gens y trouvent une vérité qui les concerne. Or ceux-ci sont aptes au changement.
On ne s’en remet plus aux grands hommes ; on s’en remet aux politicards et politiques politiciens qui traînent parfois des cadavres, à notre insu. Des gens qui savent pertinemment ce que veulent les peuples, intuitivement ou au travers des revendications mais rechignent à être la réelle incarnation de leur expression légitime. Le futur en marche, dans ces conditions, ce sont toutes ces pensées positives favorables à une humanité dans laquelle régnerait une fraternité universelle. À défaut, des relations justes et équilibrées.
Combien de maux faut-il encore s’infliger pour se réveiller et se résoudre au changement ?
Croissance financière ? L’argent, on le sait, avec la corruption, la fraude, les spéculations, les montages financiers, ne contient plus la valeur d’une certaine quantité de travail, comme l’aurait souhaité Adams Smith. Et dans nos achats secondaires, il y a des achats primitifs tâchés de morts, de sang ou de sueur opprimée : c’est le prix à payer pour baigner dans le confort, hélas ! Carburant dans nos voitures, uranium dans nos centrales, coltan dans nos portables (25 ans de conflit armé oublié se déroulant dans le Kivu où est exploité le minerai), etc. On ferme les yeux sur la réalité de leurs conditions d’exploration, d’exploitation, d’achat et toutes les questions d’équité et d’écologie que cela pose. Va-t-on se débarrasser de toutes ces problématiques du revers de la main en partant du principe que, en seconde main, on n’a pas pris gratuitement, on n’a pas volé ni pillé pour notre consommation personnelle mais qu’on a déboursé des sous gagnés à la sueur de sa chair ?
Nous faisons parfois de la richesse par la richesse d’autrui, en l’appauvrissant et quelquefois, pire, en le liquidant, sans le faire soi-même mais par délégation. Tout ceci parce que nous avons élevé la richesse au rang de crédit social, le profit égoïste au rang de religion moderne. Nous nous reposons sur ces acquis que nous jugeons normaux. Une minorité en possession, pour une majorité en dépossession. Posséder plus que de raison, n’est-ce pas toujours déposséder autrui ? Dans tout cela, le silence complice des gens éclairés qui n’éclairent pas leurs relations est devenu monnaie d’échange. Il permet de stocker, de thésauriser, de renflouer les ruches des banquiers et des paradis fiscaux, et des dirigeants véreux, tout en creusant les inégalités aussi brillantes que les plus sombres diadèmes qui soient. Où est donc l’idéal de solidarité ? Est-ce dans la propension à faire des majorités vulnérables, appauvries, bombes à retardement ? Optons pour une évolution saine, par des saines transformations consciencieuses. À bas l’inflammation ou la nécrose qui affecte les relations humaines dans leur globalité ! Comment, par exemple admettre que la plus-value des firmes transnationales dépasse l’entendement ? Nous baignons tous dans une forme d’Escroquerie organisée au plus haut niveau, entre ceux qui s’adonnent à la délinquance institutionnelle, ceux qui ferment les yeux ou les oreilles, ceux qui s’articulent essentiellement sur leur nombril cossu et pansu. La nécessité du changement nous interdit de renoncer -nous tous sacrifiés au productivisme, à la croissance économico-financière, à la concentration du capital, à la poursuite d’un bonheur personnel dont on est parfois indigne.
Originaire du Congo-Brazzaville et révélé lors du premier salon du Livre d’Afrique qui s’est tenu à l’UNESCO en 2005, Chrystom est enseignant, écrivain, poète de la Mondialité. Il est l’auteur, entre autres, de « Globe-Trotteur suivi de Discours d’Oloron » (Édilivre, 2018, Prix des Jeux Floraux du Béarn, Prix des Remparts 2019) et de « Grain de Paix, Grain d’amour » (Édilivre, 2016). Lors de la remise du Prix à L’UNESCO, le jury déclarait : « Nous avons été charmés par son écriture originale, ses images saisissantes et une maturité d’écriture rare pour un premier recueil. Nous avons aussi voulu exprimer par ce couronnement que la poésie demeurait encore une voix essentielle dans la création littéraire. »