Ileana Popescu Bâldea : Avec ou sans masque

 

Chopin. Avec Effi assis derrière l’ordinateur. Deuxième jour de l’état d’alerte. Soleil.

Hier-soir, en quittant mon cabinet, j’ai eu du mal à mettre la clé de contact pour démarrer ma voiture. C’était la première fois que j’avais tellement hâte de terminer mes consultations. Avant le 15 mai, mon seul trajet en voiture à Bucarest a été de chez-moi jusqu’à mon cabinet et retour. J’aime beaucoup conduire, la musique en sourdine, parmi les gouttes de pluie ou celles de mes pensées. Lorsque l’état d’urgence sera terminé, je me suis promis de m’évader, de m’échapper accompagnée de la peur et la joie de prendre tout simplement de la distance. Plus de monde dans les rues que les jours précédents. Rien ne me dérange. Ni le vrombissement des moteurs ni la musique poussée à fond par ceux qui roulent à mes côtés ni les accélérations assourdissantes des motos. Tout me semble venir d’un passé jadis convoité. Signe que je suis devenue concessive avec les excès des autres. Ou signe que j’essaie de comprendre à quel point nous sommes restés les mêmes, derrière une liberté servie à la petite cuillère. Non, sans aucun doute, nous ne sommes plus nous-mêmes, plus les vraies personnes d’avant. Car sur les visages portant ou pas de masques on aperçoit quelque chose de dissemblable s’étaler jusqu’aux oreilles, froisser les tempes, draper d’ombre la lumière des iris.

Arrivée au stop, je secoue ma tête. Je veux remettre de l’ordre dans mes neurones et jeter par-delà la vitre ouverte de la portière de ma voiture ma tristesse bizarre et amère. Je me dis que, peut-être, nous nous sommes déjà habitués avec cette tristesse et que nous avons du mal à surmonter cet état d’âme. Toutes mes suppositions ne font que se retourner contre moi comme un boomerang. Je roule normalement, trop lentement semble-t-il, en essayant d’immortaliser des gestes, des états d’âme, des sentiments. Des individus derrière klaxonnent, je hausse mes épaules comme si j’étais seule dans le trafic. Sur les trottoirs, les gens marchent à pas égal, concentrés sur quelque chose, sans sourire, sans regarder les arbres, les oiseaux, l’air. J’espère qu’une fois arrivée à la place Unirea les choses vont changer. Sauf que le spectacle demeure le même. Les boulevards sont devenus plus larges, les feux durent plus longtemps, les bâtiments restent toujours tout aussi gris, l’Université dort, le Théâtre national a un regard figé, l’hôtel Intercontinental touche le ciel bas et humble. Sur la Place Victoria, il y a une manif de quelques centaines de personnes. Je ne sais pas quelle est leur revendication. Ils tournent en rond portant des drapeaux, très sages, trop sages pour un pareil moment. Ils ne portent pas de masques, ils ne respectent pas la distanciation. Ils ressemblent juste à des acteurs sur une scène sans spectateurs, des acteurs fatigués, affligés, sûrs de l’échec de leur action. Ils ont l’air de combattants vaincus d’avance pour une cause inconnue, ils marchent sans aucune perspective. Je hausse mes sourcils, en me disant que je vois tout en noir à cause de ma baisse de moral. Le fait qu’ils soient tous là, c’est un signe que la liberté continue à vivre dans leurs têtes, leurs cœurs et leurs âmes. Sur Calea Victoriei, la soirée accompagne mes questionnements pendant que je suis le vol bas des oiseaux. Je mets la musique plus fort pour qu’elle puisse dissimuler mes pensées. À un moment donné, je commence à sourire bêtement, en accrochant mon regard aux passants, au boulevard satiné, à la Dâmbovita, à tous ce que j’aperçois autour, aux différentes hauteurs sur lesquelles je m’appuie.

Oui ! Le deuxième jour de l’état d’alerte. Soleil. Chopin. Nous, les mêmes. Et pourtant… quelque chose a changé. Je pense que personne ne pourra remettre en place ce qu’il a perdu. Moins sûrs de nous, plus méfiants, vivant avec la conviction que nous sommes encore plus éphémères que dans la vie d’avant, vie que nous estimions éternelle. L’éternité peut souvent ne durer qu’un seul jour. Le plus important c’est de croire qu’elle existe. Aucun pansement, aucun antidote de quelque nature que ce soit ne peut guérir l’être humain de son quotidien amorphe et noir.

J’écris. Je me libère. D’aucuns font de la peinture artistique, composent de la musique, font de la sculpture. Leurs œuvres porteront peut-être la lumière d ‘espoir tant attendue ! La richesse suprême d’un monde. Et la lumière de chaque symbole. À travers les mots, les couleurs, les sons, la pierre ou tout simplement à travers un sourire. Juste ça !

Ileana Popescu Bâldea

Bucarest, 16 mai 2020

 

Ileana Popescu Bâldea est une médecin-écrivaine née à Bucarest. Elle est diplômée de la Faculté de médecine de Bucarest et membre de l’Union des écrivains roumains et de l’Association des médecins écrivains et journalistes de Roumanie.

Elle est l’auteure de plusieurs volumes :

  • Tu nu ştii cum plâng fluturii, poezie, Editura Proxima, 2012 
  • Ape spre nimic, roman, Editura Eikon, 2019
  • Viaţă, atât, proză, Editura Eikon, 2019 
  • Păsări şi umbre, roman, Editura Eikon, 2019 
  • Extrasenzorial, poezie, Editura Școala Ardeleană, 2019
  • Ziua care-ţi trece prin minte, poezie, Editura Semne, 2019
  • Anamnesis, poezie, Editura Școala Ardeleană, 2020
  • Stre-suri, poezie, Editura Eikon, 2020 (en cours de parution)

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

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