L’écrivaine genevoise Laure Mi Hyun Croset croit aux pouvoirs des mots pour guérir ses névroses qui sont coupables de ce qu’elle appelle son «dérèglement». Elle les confie, dès lors, à la toute-puissance de l’écriture qu’elle croit capable de transfigurer «ces visions dérangeantes», ces «instants certes pénibles», en images dépourvues de laideur. «Ni beaux ni laids», nous dit-elle, en parlant de ces instants de son existence qu’elle regarde comme des représentations figées sur «des polaroïds inquiétants, disséminés dans de vastes forêts, comme un certain nombre d’images égarées dans les bois de nos esprits». Pour mieux comprendre l’origine et l’étendue des choses, nous prévient-elle avec un extraordinaire sens de la métaphore, il ne faut pas tomber dans le piège simplificateur qui nous pousserait à croire que l’on a à faire à une quelconque thérapie condamnée à rester à la surface des choses ou à un amer aveu de faiblesse. Car le sens qu’elle veut donner à sa démarche d’écriture est tout aussi tranchant qu’un coup de scalpel dont le chirurgien se sert pour transformer le «bourrelet disgracieux»d’une blessure en une «cicatrice neuve, lisse, nette».
Toutes les pages qui suivent d’ailleurs à ce préambule clarificateur ne sont que des invitations à partager une intimité que Laure Mi Hyun Croset ne cessera de dévoiler avec audace, pudeur et une saisissante sincérité. Et, malgré la forte tentation de considérer les faits racontés comme de simples anecdotes, le lecteur va devoir poser sur ces instantanés de vie un regard délicat qui exclut toute intrusion voyeuriste, leur vraie valeur ne résidant pas dans la curiosité qu’elles engendrent mais dans cette sincérité là dont elles font la preuve. Il ne s’agit donc pas ici d’un simple critère de lecture, mais d’une réalité textuelle beaucoup plus profonde qui renvoie au caractère largement argumentatif du récit et qui mise amplement sur l’adhésion de l’allocutaire en sa qualité de bienveillant témoin.
En effet, la vraie raison qui décide de la fonctionnalité de ce récit se trouve sans doute dans le besoin de Laure Mi Hyun Croset de reconstruire sa personnalité. Non pas en abandonnant son passé au profit d’une histoire fabriquée de toute pièce, mais en construisant, pour y habiter, une narration fondatrice, dans le sens ricœurien du terme, où temps et mémoire puisse retrouver leur parfaite harmonie conjuguée en trois hypostases : «le récit qu’on m’en a fait», celui «qui semble coïncider avec les images mentales personnelles» et celui immortalisé par les photos polaroïd ou autres carnets appartenant à la famille. À cela, il faut ajouter le caractère très original qui traverse ce livre : au lieu de choisir les événements «glorieux» de son histoire personnelle, la narratrice opte pour l’autodérision, illustrée surtout par le choix des moments où, selon ses propos, «je me couvris plus d’une fois de ridicule».
Enfant frêle, née en Corée, arrivée par adoption à Genève, Laure Mi Hyun a tout d’une gamine différente des autres par son physique, mais surtout par son immense désir de ne pas se sentir marginalisée et mériter l’amour des autres, de ses parents, de la fratrie, et, plus tard, des collègues et du monde des adultes. Pour cela, tous les moyens sont bons : exagérations, petits arrangements avec la réalité qu’elle appelle «des légères omissions», caprices ou gestes démesurés, etc. Tout cela lui coûte de lourds moments de solitude, des insomnies et des questionnements restés souvent sans réponses. Elle finira par développer toutes sortes de stratégies de protection, comme celle, avouée sans broncher, de «noyer le poisson».
En voici le récit qu’elle fait, pages 35-36 : « Pour pouvoir jouir d’une certaine quiétude, en me mettant à l’abri d’éventuelles questions, je me mis à parler abondamment de choses me concernant. Cela présentait l’avantage de faire croire aux gens, à commencer par ma famille, que j’étais suffisamment expansive et qu’au contraire, c’étaient mes frères et sœurs qui se livraient peu. On leur a souvent demandé de suivre mon exemple de fille épanouie qui osait s’exprimait. En vérité, plus subtilement que de parler de choses qui m’étaient indifférentes, j’abordais des sujets que l’on pensait, à juste titre, importants pour moi. Je le faisais toutefois avec une légère omission, mais qui avait son poids : je ne disais pas à quel point ils m’affectaient. En d’autre termes, je taisais l’intensité de mes émotions».
Cette stratégie de contournement cache, comme on peut le voir dans ce récit sur le besoin d’éloquence, des douleurs profondes alimentées par des causes multiples. Elles sont les mêmes lorsqu’il s’agit, par exemple, du «grand nombre d’imperfections physiques» auxquelles la petite Laure Mi Hyun doit faire face. Là encore, le récit dévoile de manière saisissante son désir incommensurable d’amour. Soumise à «un examen régulier de croissance» par sa maman qui se réjouit du passage «de l’enfant rachitique à la bambine bien portante», Laure sait qu’avoir une taille normale – que sa maman va continuer à vérifier même après que l’enfant a cessé de grandir – était le signe d’une adoption réussie. Tout va prendre désormais des proportions incalculables pour l’enfant obligée de porter des chaussures orthopédiques de couleur inhabituelle et «dans les formes les plus éloignées de l’élégance qu’il était possible d’imaginer», se montrant volontaire et renonçant à «sa chevelure de princesse pour une coupe courte à la garçonne». Plus tard, les particularités dues à son physique d’asiatique, la forme des yeux, la tache mongole qui l’obsède et qu’elle veut cacher à tout prix, vont donner naissance à des névroses s’insinuant jusque dans les plus petits détails de sa personnalité.
Manifestées sur des apparences multiples, ces névroses vont garder la même intensité tout au long de la vie d’adolescente et de jeune femme de Laure Mi Hyun, y compris dans sa vie intime. Au lieu de les contourner, elle les affronte et les décrit avec la même volonté d’exorciser à travers la narration tout ce qui était décalé, différent, nigaud, inapproprié et singulier dans son comportement. On connaît désormais la raison : en réalité, Laure Mi Hyun tient toujours à effacer cette différence et à rendre possible, sinon réelle, son intégration, son adaptation dans un monde qui est le sien sans l’être vraiment, qui l’accueille tout en lui imposant sa distance, en provoquant en elle des sentiments douloureux et contradictoires.
Va-t-elle enfin guérir de cet état obsessionnel qui la renvoie sans cesse dans les cordes de son identité assaillie par la peur de la différence? Une solution existe: «Toute mon existence durant, écrit-elle à la fin de son récit autofictionnel, la culture, sous ses différentes formes, fut ma plus chère alliée.» Et elle conclut: «Au comble de la détresse, j’ai pris alors la décision immuable de remplir mon existence […] avec un projet vertigineux, mais personnel et intime: l’écriture d’un livre.» C’est ce défi audacieux qui va finalement transformer complétement la vie de Laure Mi Hyun Croset et qu’il va lui rendre la vraie liberté.
À défaut d’un pays parfait que son imaginaire ne cesse de dessiner, elle a décidé d’habiter une culture et la langue française. Ainsi, devenue écrivaine et libre de décrire la vie, la sienne ou celle des autres, elle n’aura plus peur de son apparence. Son métier de créatrice de rêves l’aidera à ignorer les frontières, à guérir ses souffrances et à assumer ce que dit d’elle son nom «Mi Hyun», c’est-à-dire une «beauté lumineuse». Dorénavant, ses yeux n’auront plus rien à craindre: on ne les scrutera plus pour leur forme en amande mais pour admirer le regard qu’ils posent sur le monde.
Car, en effet, écrire, c’est aussi et surtout pouvoir remplir de sens son existence et offrir en cadeau son unique reflet !
Dan Burcea
Laure Mi Hyun Croset, Polaroïds, Éditions Luce Wilquin, 2011, 112 p., 11 euros.
Crédits photo: Aurélien Bergot