Gaëlle Josse : Pourquoi continuer à écrire dans le temps qui s’annonce ?

Copyright Louise Oligny

 

Pourquoi ce temps, immobilisé, presque, contraint ; inquiétant, du moins, érodant sévèrement nos allers et venues naguère plus légères, me dissuaderait-il d’écrire, encore ? Alors que nous découvrons, ou redécouvrons, que les plus grandes libertés sont intérieures, et que créer permet d’ouvrir les grilles, de gravir les montagnes et de traverser les océans, ceux de notre désir, de notre imaginaire ?

Plus que jamais, il me semble que tant que je le pourrai, tant que j’en aurai l’énergie, tant que l’inspiration viendra me tirer par la manche, tant que mes émotions, mes réflexions l’exigeront, j’écrirai.

Plus que jamais la littérature, la poésie vont raconter la vie, le monde, nos vies, nos mondes, les vies que nous avons vécues, celles que nous ne vivrons jamais, celles que nous avons rêvées, celles qui sont plus tellement grandes que la nôtre, celles qui se mêlent à elle et écrivent les légendes. Car il nous faut des légendes, de celles qui nourrissent nos songes, sinon nous mourrons d’ennui, n’est-ce pas ?

Plus que jamais, je veux dire, peindre, graver, sculpter avec mes mots ce qu’on y trouve, dans nos vies.

C’est un fastueux et terrible inventaire. Des rencontres, des regrets, des étreintes, des enfants, des joies, des lassitudes, des voyages, des colères, des talents gâchés, des jardins, de vraies peines, de la solitude, quelques livres et les impromptus de Schubert, peut-être. Pas grand-chose au fond, du sable entre les mains, et pourtant c’est immense.

Dire les pensées, les rêves qui passent, s’attardent et glissent. Les souvenirs qui insistent, Les gestes qui parlent pour nous, les choix qui nous révèlent ou nous trahissent, selon les jours et les heures.

Vita fugit sicut umbra, la vie fuit comme l’ombre, murmure l’inscription sur le cadran solaire. Je ne sais si j’aurai le temps, la force, le désir, d’écrire tout ce qui me traverse, me hante, m’émerveille, me terrifie. D’écrire la beauté, la grâce d’être au monde, d’écrire les larmes et les douleurs, les pertes et les chagrins.

J’essaierai.

J’essaierai de dire les moments infimes où tout se joue, de dire la course des jours dont chaque matin il nous faut prendre le départ, de dire les ruisseaux souterrains qui nous conduisent, les boîtes scellées de la mémoire qui soudain s’entrouvrent, de dire le chaos que nous tentons de déchiffrer, les jungles obscures et flamboyantes que nous voudrions pénétrer, les peines qui nous laissent inconsolables à l’angle d’une rue grise, les amours défaites et les abandons qui claquent comme une enfance perdue.

Je voudrais dire la beauté des musiques qui nous font trembler, la douceur du regard qui nous sauve, la lumière sur la baie de Sorrente et le parfum des pins dans ce jardin où nous avons désiré, je voudrais dire combien j’ai aimé regarder descendre le soleil sur les dunes roses du Sahara, combien j’ai aimé regarder mes enfants dans leurs jeux et combien j’ai aimé veiller leur sommeil, combien j’ai frémi de leurs peaux velours et de leur douceur au coin des paupières. Je voudrais dire cette aria de Jean-Sébastien Bach, cette musique dans laquelle je voudrais quitter ce monde, lorsque le temps sera venu.

Je veux dire les vies éventrées, les enfances volées, les innocences massacrées, les silences qui crient trop fort, les loups qui guettent nos failles, les violences qui ne cicatrisent pas.

Je veux dire les peaux frôlées et les rires et les bouquets du jardin aux pétales alourdis de pluie.

Je veux dire les moments où j’ai écouté une confidence et ceux où je n’ai pas su tendre la main, ceux qui m’ont trouvé glacée et solitaire.

Je voudrais dire le ravissement et l’effroi, l’ivresse des commencements et l’heure où nos rêves s’amincissent. Et dire ce qu’il reste des élans, des navigations secrètes, des sentiers à parcourir, des arbres à écouter bruire, des embrasements qui nous attendent.

Dire les chambres où l’on s’éveille sous un regard aimant, les façades d’ocre lavé des villes d’Italie, les visages, tous les visages, c’est là que parlent les émotions juste sous la peau, le vin partagé et les plages désertes comme à Ostende, les bords du Tage quand ils deviennent océan et les nuages où depuis l’enfance, je cherche une réponse.

Écrire, encore, pour agrandir la vie.

Et vous l’offrir, si vous en voulez bien.

 

Gaëlle Josse, 12 mai 2020

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