Interview. Alain Teulié : « Le roman existe avant de l’écrire »

 

 

Dans une ambiance mi-pavésienne, mi-fellinienne le nouveau roman d’Alain Teulié raconte l’étrange liaison entre Vincent, un écrivain aporétique en pleine crise de la quarantaine venu à Rome pour mettre fin à ses jours, et l’énigmatique Stella Finzi, riche héritière romaine. Une relation hiératique s’installe petit à petit entre ces deux personnages pour aboutir à une secrète alchimie – le mot n’est pas choisi au hasard – entre sublime et ténébreux, entre splendeur et décadence, entre vie et mort. Alain Teulié raconte une histoire sous le signe de la mélancolie qui impose son rythme atrabilaire à une urgence suspendue, celle d’une promesse sans cesse différée dont l’élan s’épuise sous l’aridité d’une relation de plus en plus oppressante. Qui sont Vincent et Stella, et surtout comment « les savantes absences » et « la prodigalité intrusive » de Stella vont tracer la trajectoire de vie de son ami français ? Un secret bien gardé jusqu’à la fin de ce magnifique journal d’écrivain en résidence forcée sous la coupe d’une bien mystérieuse geôlière.   

Peut-on dire de votre livre qu’il est le journal d’une résidence d’écriture forcée où, pour être sauvé, Vincent, votre narrateur et personnage principal, se retrouve dans la posture d’une Shéhérazade à son corps défendant ?

Bonjour Dan, votre comparaison avec Shéhérazade me fait sourire, déjà, surtout parce que le personnage de Vincent est très féminin – il le dit précisément et nous raconte en quoi cette féminité forte qu’il ressent en lui modifie sa vie. Disons que cette « résidence » n’est pas l’histoire entière du roman, loin de là. C’est justement le chemin, épique et spirituel pour y aboutir qui m’a intéressé – comment Stella Finzi arrive à ses fins, en mettant en œuvre tout ce que la séduction compte de stratagèmes, ruses, chausse-trappes, mensonges et dons en tout genre. La « résidence » que vous évoquez sera l’apothéose des malices de Stella. Et symboliquement, j’ai aimé mettre en scène ce confinement-là, je l’ai trouvé alchimique, ésotérique. Tous les auteurs connaissent la phase incontournable de maturation qu’un livre exige. Écrire, c’est composer avec de nombreux obstacles et converser avec de nombreuses fées. La patience et le temps sont ses deux adversaires et ses deux alliés.

Sinon, d’où vient cette méfiance atavique et ce penchant pour la solitude à demi assumée de votre personnage ?

Je suppose que Vincent a dû emprunter quelques traits de caractère à l’auteur du livre – était-ce votre question masquée ? (Rires) Le personnage s’est construit dans la solitude, celle des livres et celle des rêveries. Celle qui nous fait éviter les foules, les groupes, les bandes et autres équipes, par crainte de s’y perdre, sans doute, mais surtout par volonté de construire en soi un monde atypique, poétique si possible, singulier en tout cas. « Nous sommes plein de choses qui nous jettent à la porte de nous-mêmes », écrivait le génial Jean Cocteau. C’est pour ne pas quitter la maison de nos rêves que nous évitons les autres, parfois. À moins de rencontrer la ou les personnes qui nous comprennent, nous aiment pour ce que nous avons de plus beau, et que nous laisserons entrer sans crainte qu’il abîment nos songes ou dérobent en partant nos plus beaux secrets. Dans la littérature, les solitaires sont légion. Le personnage du « Loup des Steppes » de Hermann Hesse est sans aucun doute le plus puissant d’entre-eux.

Est-ce que c’est en quelque sorte le destin ou la condition de tout écrivain que renferme les pages de votre roman, comme les traits de votre personnage ?

Dans l’histoire, Vincent n’a écrit qu’un livre, autrefois. En écrira-t-il un autre, c’est une des questions du roman. Votre question me plait car elle évoque l’un de ces sujets que j’ai caché ça et là comme les indices d’un jeu de piste que l’on peut voir ou pas. Pour vous répondre de manière précise et sincère… Oui. On ne parle jamais que de soi, mais je connais assez d’écrivains, depuis quarante ans – je ne me rajeunis pas, je n’ai rencontré des écrivains qu’après la vingtaine (rires) – pour m’être aperçu que nous avions souvent cela en commun : le goût de la solitude voulue, celui de la ballade attentive, du regard qui prend note, du carnet que l’on sort pour sceller un détail, du voyage entrepris pour entrer dans les pages, des nuits blanches comme des nuages pour faire pleuvoir des mots nouveaux, des terrasses où l’on voit sans être vu, des conversations évitées pour la conservation de l’inspiration, et des heures qui ne seraient qu’ennui s’il n’y avait pas en soi ce bouillonnant et si beau tumulte, qu’un roman charrie avec lui, avant, pendant – et même après l’avoir écrit, parfois. Oui, nous comme tous plus ou moins ainsi, je crois. Nous avons l’air seuls, mais nous sommes si liés à nos idées qu’elles sont aussi concrètes et douces que des êtres aimés.

Pourquoi avoir choisi la Ville Éternelle comme lieu d’action de votre roman ? Faut-il croire que c’est ce lieu qui a décidé au préalable de la naissance de votre récit ou y a-t-il un autre chemin emprunté pour l’occasion pour construire son intrigue ?

J’ai la chance d’avoir un agent littéraire à Rome, Isabella Gullo, qui fait traduire mes pièces de théâtres – celles qui lui plaisent évidemment (rires) – car elle souhaite les faire monter en Italie. En juin, il y a un an, j’ai passé quelques jours dans l’appartement qu’elle prête à ses auteurs, dans le quartier Monti. C’est ainsi qu’une partie de l’action de Stella Finzi se déroule dans la même rue que celle dans laquelle j’habitais, et que Vincent rencontre Stella à la Licata, cette délicieuse trattoria dans laquelle je lisais et écrivais tous les matins. Mais je n’ai pas rencontré Stella… Tant mieux, je n’allais pas à Rome pour me supprimer (Rires). En revanche, pour vous répondre, Stella m’a sûrement rencontré, visité, envahi. Sur le coup, je ne l’ai pas su. Avant de quitter l’Italie, à l’aéroport de Fiumicino, j’ai acheté quatre cahiers. Comme on tapote avant de dormir l’oreiller sur lequel on va se poser. Il faut un verre pour servir le vin. Ces cahiers, je ne savais pas quel alcool ils allaient recevoir. À Paris, en rentrant, j’ai lentement versé, jour après jour, un nectar étrange que j’avais vendangé à Rome sans le savoir. Le roman existe avant de l’écrire. Il faut déshabiller une œuvre pour la voir telle qu’elle est. Michel-Ange voyait des visages et des corps délicats dans les blocs de marbre épais qu’on lui livrait. Les romans nous arrivent en bloc, eux aussi. Écrire, c’est donner forme à ce que le rêve et la providence on fait livrer à notre esprit sans qu’il s’en aperçoive. Ensuite, à nous d’être à la hauteur de ce cadeau sans expéditeur. Après plusieurs versions pour affiner le roman, j’ai eu la grande chance de rencontrer une éditrice incroyable, qui a lu ce livre comme si elle l’écrivait et qui l’a aimé comme si elle le vivait. Elle m’a accompagné pour donner au manuscrit son regard final. Elle s’appelle Jessica Nelson. Elle est aussi brillante et cultivée que Stella Finzi. Sa beauté vespérale est ce qui les différencie. Il y a des visages aussi apaisants que des soleils couchants.

Vincent, votre personnage principal, parle quant à lui des « suaves nuits » de la ville, de « son air de liberté et d’assurance ». Dans quelle mesure ces atouts ont-ils compté dans de votre choix narratif ?

Il est évident Dan que si Thomas Mann avait écrit « Mort à Madrid », ou « Mort à Stockholm », sa nouvelle aurait eu un autre visage. Et c’est peut-être alors Bergman ou Buñuel qui l’auraient adapté au cinéma. Le décor d’un roman est l’orchestre de la symphonie. Les personnages en sont les solistes, et ils évoluent différemment suivant cet accompagnement. Il y a des villes qui ont du talent. Là aussi, à nous de rendre à César – c’est le cas de le dire – ce que Rome lui avait donné avant de le lui reprendre violemment.

Pour étayer un autre propos de Vincent, je citerais ses paroles lorsqu’il affirme : « Rome était un ventre idéal pour oublier sa naissance », ou plus loin « J’étais à Rome pour tout oublier. Pour me fondre dans le beau, le léger, l’éthéré ». S’agit-il de, encore une fois, de cette vertu de convoquer et de sublimer l’oubli ?

Vincent choisit Rome pour en finir comme d’autres choisissent Baden pour aller en cure. Chaque ville a ses vertus. À force de préserver et de célébrer le passé, Rome est devenu une ville intemporelle. Le temps y est arrêté. Les vestiges du Forum s’érigent la nuit comme des fantômes. C’est dans l’obscurité que j’aime le traverser. J’ai l’impression de marcher au travers d’un esprit, un esprit gigantesque, de plus de deux mille ans, dont les ombres et les formes tendues vers le ciel ressemblent à ces souvenirs anciens que l’on a par paresse ou que l’on tait par pudeur. À un moment, le narrateur dit : « Rome, c’est une Venise qui se noie dans le ciel ». Toute beauté puissante est un naufrage. Mais un naufrage vers le haut. Ou un envol au centre de soi. D’une certaine manière, Rome est si belle qu’on y reste un peu, en partant. D’où l’expression populaire : « c’est si beau que je n’en reviens pas… »

Et pourtant, nous connaissons l’intention première de votre personnage : le suicide. Même si nous ne sommes ni à Turin, la ville de Cesare Pavese ni dans la Venise de Thomas Mann, la Ville Eternelle s’y prête parfaitement.  « Rome, c’était une Venise qui se noyait dans le ciel » – note en effet Vincent. Expliquez-nous cette superbe image, comment peut-on mourir dans une telle immensité, dans une telle beauté ?

Une autre expression populaire décrit la mort : « il y est resté ». Une autre citation dit « partir c’est mourir un peu ». C’est en termes de lieu ou de déplacement que l’on l’évoque souvent les disparitions. La mort s’inscrit dans le vocabulaire en termes de géographie. « ll est parti au ciel », « Elle est au Paradis », « Qu’il finisse en Enfer », « Il est au cimetière », « Elle est avec ses ancêtres, maintenant ». Même absent, on veut s’imaginer encore quelque part. Car « nulle part », ici-bas, ça n’existe pas. En physique quantique, le proton est toujours ailleurs, et même si les particules deviennent des ondes, leur mouvement est encore une situation. Pourquoi ? Parce que nous ne pouvons nous contenter d’un départ sans destination. Même dans la vie, peu de gens partent au hasard. Peu de gens prennent n’importe quel train, n’importe quel avion. Même dans leur ville, peu de gens vont marcher sans but une journée entière, quitte à s’égarer. Se perdre est une peur d’enfant. C’est sans doute la plus difficile à dépasser. Rome m’a inspiré cette histoire étrange, car plus on s’y perd, plus l’enfant qui est en nous est heureux. Disons que Vincent, paradoxalement, ne veut pas mourir malheureux.

Vincent fait la connaissance de Stella. Voici le portrait qu’il fait d’elle : « Cette femme était intelligente, elle était même souvent brillante, elle faisait dans la vie preuve d’inventivité, de tempérament. Elle était singulière, et cultivée ». Et pourtant, tout au long du roman, sa figure résiste à se dévoiler et garde son mystère. Qui est-elle en vérité ?

Une très bonne amie, romancière elle aussi, Dominique Marny, m’a dit après sa lecture de Stella Finzi que Stella pouvait être aussi une partie de Vincent, comme un double créé par lui, ou sa conscience, ou une projection de ses fantasmes, etc. Et aussi comme une sorte de Fortuna, qui se met sur sa route pour la modifier. Cela m’a paru très possible et très vrai. Nous ne voyons pas tout ce que nous disons, comme nous ne disons pas tout ce que nous voyons. Dans le roman, Stella est bien réelle, pourtant. Très incarnée, très sensuelle, même. La disgrâce de son visage n’est jamais précisément décrite, car nous avons tous nos critères et nos goûts, nous avons tous nos images de la laideur ou de la beauté. Je voulais laisser aux lectrices et aux lecteurs le soin de dessiner Stella, comme dans ces jeux d’autrefois où il fallait colorier des cases pour faire apparaître le loup caché dans la forêt. Le loup, c’est elle. D’ailleurs, sur la merveilleuse couverture des Éditions Robert Laffont, que je remercie ici, pour leur confiance et leur passion, Stella porte un loup, aussi. Sur ses yeux. Parfois, en étant masqué, nous sommes plus à même de dire la vérité. Qui est-elle vraiment ? Maintenant que le livre est sorti, maintenant que je ne peux plus rien modifier, je crois que Stella Finzi est l’ange que nous craignions le plus de rencontrer, ou l’âme sœur, ou le double parfait que nous avons très peur de croiser. Car son esprit s’emboîte si bien au nôtre que nous réalisons à quel point il nous a manqué. Le roman est dédié à une amie chère, Lise Bostffocher, elle aussi auteur. Son attention aux autres et son humanité fébrile de me savoir tranquille, moi et tant d’autres qu’elle veut toujours protéger, a enrichi Stella de ce trait de caractère, la générosité.

Vous abordez ainsi le thème de la beauté, de l’esthétique. Elle est souvent implicite, reflétée plutôt par les objets (vêtements, mobiliers, paysages, faste des repas) que par les êtres qui les portent ou qui en profitent. C’est une manière moderne ou plutôt néoréaliste de traiter cet aspect ? Pourquoi ce besoin de mettre un masque sur la beauté ou plutôt sur la laideur de vos personnages ?

Dan, vous l’avez remarqué, Stella Finzi n’est pas toujours masquée, loin de là. Si un jour elle se masque, ce sera un jour spécial, que nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir – ce mot est à-propos. C’est Vincent, plutôt, qui est masqué, vous ne trouvez pas ? Cet homme de quarante ans, qui a tant de mal à descendre en lui, tant de difficulté à aimer, qui a tant de mal à se supporter, et à naviguer au travers de ce nous appelons la réalité. À défaut de nous déguiser, nous déguisons sans cesse les autres et le monde dans lequel nous vivons. La peinture, la mode, le théâtre, la musique, la cuisine, l’architecture, la littérature, ils sont les masques que nous collons sur le visage du monde pour le désirer, pour l’aimer. Les êtres humains, depuis toujours, ont habillé leur univers selon leurs désirs. C’est ce qui nous rend à la fois pathétiques et émouvants : cette obligation que nous avons d’être amoureux des choses qui nous entourent afin de les croire éternelles, et nous avec. Si nous étions immortels, nous pourrions nous lover dans tous les bras, peut-être. Comme le chat de la couverture du livre dans les bras de Leonor Fini. Mais étant de passage, nous cherchons, quoi qu’il nous en coûte, un idéal. C’est paradoxal.

Malgré son refus caustique d’accepter l’idée qu’il est la proie de quelqu’un, Vincent s’avère être la proie de quelque chose, selon Stella. Quelle est cette chose qui le tient prisonnier ?

La peur, je crois. Celle d’être soi-même. Celle de descendre et d’aller loin en soi pour y trouver la vraie beauté. Il me semble que nous cherchons éperdument l’amour pour cela. Si on ne nous prend pas par la main, on n’y va presque jamais. L’amitié est merveilleuse aussi. Mais elle joue l’autre rôle, celui du compagnon de route, qui tend la main pour nous remonter à la surface quand on s’est trompé de galerie. L’ami, c’est la main qui nous soulève et tapote nos vêtements pour faire voler au loin la poussière de nos errements. L’amour, c’est autre chose. L’amour, c’est quelque chose qui nous pousse et à la fois qui nous attend. Il est aux deux extrémités de nous-mêmes. Il est posé sur nos ailes, et c’est lui qui créé le mouvement. C’est lui qui nous fait voler et survoler. Nous avons placé la mort dans le ciel, alors nous attendons l’amour pour la devancer.

Que dire du thème de la condition de l’écrivain ? Comment fait-on quand on a un sujet, les personnages, le cadre narratif ? Que faut-il de plus à Vincent pour réussir à se mettre au travail ?

Il lui faut l’amour, justement. Mais attention, Dan. L’amour, ce n’est pas toujours quelqu’un d’autre. Parfois, un écrivain tombe amoureux de son propre sujet. Ce qui manque à Vincent, au début du roman, c’est une bonne histoire à raconter. Ainsi de nos vies, vous ne pensez-pas ? Qu’est-ce donc que le destin, le parcours, l’existence, si ce n’est un roman que nous racontons aux autres et à nous-mêmes, comme s’il était réel ? Écrire, c’est vivre en rêve, mais nous vivons d’autant mieux notre vie elle-même quand nous réalisons à quel point nous l’écrivons, et à quel point nous pouvons, lorsque nous ne sommes plus heureux, changer de personnages, de style et de sujet. « Tout est écrit », peut-être… Mais après. En attendant, nos paroles et nos actes sont l’encre et le papier du roman que nous portons, et que nous laisserons.

Et l’amour dans tout ça ? N’est-ce pas finalement, comme une conclusion, rendre hommage à Stella, à son intelligence, fut-elle possessive et dominatrice, que vous avez écrit tout ce roman ? Stella ne veut pas dire « étoile » finalement ?

Oui, bien-sûr, l’étoile… En marchant, si nous la croyons bonne, nous la suivons. Mais lorsqu’on l’oublie, lorsqu’on marche au hasard, et quand on s’égare, ou que l’on s’intéresse à mille futilités qui nous distraient d’elle, nous relevons les yeux, et nous voyons que c’est elle qui nous a suivis.

Interview réalisée par Dan Burcea

Photo de l’auteur : copyright tous droits réservés

Alain Teulié, Stella Finzi, Editions Robert Laffont, août 2020, 234 pages.

Alain Teulié a présenté des émissions radio et de télévision. Il est aussi dramaturge – Le Dernier Baiser de Mozart – et écrivain. Stella Finzi est son huitième roman.

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