Présenté dans la quatrième de couverture comme « un huis clos familial et estival », Les grandes poupées de Céline Debayle respire une atmosphère où la présence et surtout l’absence des êtres chers tente tant bien que mal à maintenir un équilibre précaire, quasi inatteignable dans l’âme de Josette, l’inconsolable narratrice de sept ans. Elle se dit « intoxiquée au père » pour nommer en réalité l’obsession du possible retour de son héros paternel tombé dans les affres de l’alcool. Va-t-il se relever ? Sinon, comment va-t-elle accepter une défaite tout aussi impénétrable que l’ombre qui s’installe sur son monde ? Céline Debayle construit ici un récit d’une force rare et d’une vérité poignante, s’agissant en fait de décrire « les premiers bonheurs, les bonheurs inoubliables » qui se refusent à une enfance blessée.
Dans quelle parcelle de l’âme humaine (la vôtre, pour oser l’autobiographie ?) est-vous allée cueillir cette poignante histoire ?
La parcelle la plus secrète, la plus enfouie, celle des brisures et des douleurs si fortes, si encombrantes, qu’elles nous déconstruisent. De grises compagnes d’une vie, qui naissent peu après la naissance et n’en finissent pas de mourir, sans s’affaiblir, toujours là, collées au fond de l’âme qu’elles ont blessé une fois, si durement que leurs ondes secouent encore les jours. Quelque chose d’inexorable, mais imprévisible pour la narratrice, qui touche la région la plus sensible de l’âme, celle de l’amour filial. Ce n’est pas totalement autobiographique, il y a les souvenirs précis de lieux, de certaines scènes, mais les dates sont différentes, et les personnages, sur un fond de réalité vécue, ont été ranimés avec d’autres mots, d’autres comportements, d’autres approches des êtres et des choses. Dans les détails, ils sont autres. Ce sont des personnages de sang et de roman.
Comment est né ce roman : d’une fulgurance ou d’un sujet qui vous tient depuis longtemps à cœur ?
D’un sujet que j’envisage depuis longtemps, mais je ne savais comment l’aborder, le bâtir à la fois avec distance et émotion. Je voulais écrire un roman avec six personnages adorant et haïssant, fielleux et anxieux, traversés par l’espoir et le désespoir. Et la mort qui leur tourne autour. Un suspense familial en 1953, le temps d’un été, dans une maison féminine, isolée du sud de la France. Un hasard qui fait se retrouver deux sœurs et leurs filles. Les hommes sont absents mais les obsèdent toutes affreusement. Une histoire avec des peurs, des attentes, mariant passé et présent. À force d’y penser, j’ai trouvé le ton et la composition, avec des passages de voitures qui apportent du mouvement au texte, tout en accentuant l’anxiété quotidienne. Ces voitures jouent un grand rôle, elles ne sont pas que des moteurs pour animer les pages. L’une d’elles sera la réponse à une question grave, effrayante, qui parcourt tout le roman.
Qui sont ces « grandes poupées » qui donnent le titre de votre roman ?
Elles sont diverses, en chair ou en papier. Les principales font basculer plusieurs vies à cause d’une petite poupée qui s’est retrouvée dans une atmosphère loin de l’enfance, qui a vu ce qu’elle n’aurait pas dû voir. Des êtres féeriques et funestes à la fois, qui provoqueront un désastre. En quelques semaines, la narratrice passera du conte enchanteur à la réalité noire. Et il y a d’autres poupées, dont des petites déjà grandes, à cause des situations familiales ou historiques, et qui sont parfois les jouets des adultes.
De toutes les voix narratives vous avez décidé de confier le rôle de narratrice à Josette, une gamine de sept ans. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?
Josette me ressemble, mais elle « n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », comme dit le poète. La narratrice a sept ans, mais c’est l’adulte qu’elle deviendra qui la raconte. Un double regard qui m’a permis d’écrire sur l’illusion de l’enfant et la lucidité de l’adulte. Le contraste entre ces deux âges, ces deux visions des mêmes faits m’intéressait. La petite fille est là, avec sa spontanéité, ses jeux et ses attitudes puisés dans l’insouciance et l’imaginaire, et la femme la regarde faire si longtemps après, en apportant des nuances, des précisions, des suppositions. Elle se voit dans un miroir à la fois rapetissant et grossissant selon les moments du roman.
Pour tenter de parler du sujet de votre livre, je vous demanderais simplement de nous aider à comprendre ce dicton de Verlaine que vous citez à la page 88 de votre livre : Elle ne savait pas que l’enfer c’est l’absence.
Le vers de Verlaine, extrait du poème « Amoureuse du diable », aurait pu être l’épigraphe. Tous les personnages du roman vivent cruellement l’absence d’un être proche, vivant, adoré ou redouté. Un manque épouvantable et/ou une peur démoniaque. Absence et silence sont des mots qui reviennent souvent dans le texte, avec leur fardeau d’émotions violentes, d’espoirs vaincus, de tourments incessants. Quelque chose d’infernal, oui, qui court tout au long des pages, malgré les fleurs colorées, les soieries exotiques, les rires d’enfant, les souvenirs sucrés et chantés.
Restons dans le même contexte pour vous demander quelques mots sur votre personnage Josette. Notons qu’aux mots cités plus haut elle répond : « Moi, à sept ans, je le savais ». Qui est-elle et que veut-elle dire par ces paroles ?
C’est une enfant emportée brusquement et débarquée dans un autre monde, loin de l’homme qu’elle adore et l’amuse : son père. Son amour-passion qu’elle espère revoir, car la vie sans lui est insupportable, à cause du manque, de la solitude, du sentiment de dépossession. Elle le savait enfant, car elle vivait chaque jour avec la douleur de l’absence, cet arrachement à sa propre chair, la pire des attentes, celle qui se passe dans l’incertitude du retour : ne jamais revoir l’être aimé ? Son premier grand pas hors l’enfance. L’innocence est perdue, au sens de rêve éveillé, de croyance aux belles histoires, en dépit de l’existence qui était grisaillée. Cet été-là, elle passe des peines de gamine aux clous enfoncés à vie dans son âme.
« Absence et silence se nourrissent l’un et l’autre, grossissant, m’écrasant » – déclare Josette. Nous tenons ici un troisième motif narratif du roman qui est celui du silence. Josette parle aussi « d’une mémoire qui s’épuise ».
Le silence du lieu, d’abord, une campagne morne sans animaux de ferme, sans bruits retentissants, uniquement des plaintes d’insectes, les voisins sont très loin. Roulements et klaxons de voitures sont rares, la foule citadine n’est plus. La maison des femmes et des fillettes est isolée et cernée de vide sous le brûlant soleil du sud. Silence des hommes de la famille surtout, respirant loin des épouses et des enfants, comme disparus. Le blanc de l’absence est silence. Et les souvenirs aimés ne font pas de bruit, commencent à se diluer dans une cité évanouie. La mémoire de Josette s’épuise, parce que les scènes d’amour paternel, n’étant plus avivées au quotidien, perdent de leur réalité, doucement et douloureusement. La narratrice ne peut garder en elle toutes les images heureuses de la petite enfance, comme elle le voudrait.
La fragilité est un autre thème tout aussi fort de votre roman. Elle revêt des formes multiples, transgressant les frontières de genre et d’âge. Que pouvez-vous nous dire sur cette fragilité comme trait de vos personnages ?
Les situations singulières des personnages créent et intensifient les fragilités. Sans père au quotidien, les fillettes se sentent moins aimées, moins protégées, donc vulnérables. La douleur de la séparation les déstabilise. Sans leurs repères de naissance, elles sont perdues. Elles vivent chaque moment dans le manque et la crainte. Les mères aussi sont fragiles, car blessées toutes deux différemment, l’une par les épreuves, la honte et l’échec de sa vie maritale, l’autre par l’absence de son amour, en guerre en Indochine, une absence obsédante et effrayante. Elle n’est plus tout à fait une épouse et peut-être déjà une veuve. Quant aux maris-pères, l’un s’est brisé dans l’alcool, le jeu, les coups tordus, l’autre veut se prouver qu’il existe par la guerre, qu’il n’est pas fragile, justement, mais cette quête obstinée de l’héroïsme dénote une faiblesse, celle de ne pouvoir vivre face à face avec lui-même. Il lui faut se valoriser pour s’accepter, avoir des rêves de gloire, frôler la mort pour se sentir exister.
Malgré ce désarroi, le portrait que Josette fait de son père ressemble à un feu d’artifice d’un amour qui remplit le ciel : « Mon père incendiant mon cœur d’enfant. Je croyais à tout, au palais de sable et aux avenirs de papier ». Quel nom donneriez-vous à cette déclaration ?
Une déclaration d’amour filial, une passion pour le père aussi forte que la passion paternelle. Enfant et adulte ne font qu’un souvent, dans les difficultés et les légèretés. Son père est son prince, Josette vit un conte de fées avec lui, malgré le quotidien sombre. Son amour démesuré d’enfant abîmée lui permet de masquer ses manques, ses anxiétés. Elle en fait une divinité alors qu’il rampe socialement, se débat entre mouise, mensonges et remords. Un père affecté par la maladie de l’alcool, un père égaré encore dans l’adolescence. Josette croit aux divagations paternelles, aux rêves trop grands pour lui qu’il n’a ni la force ni la capacité de réaliser. En sa présence, l’enfant s’évade du réel couleur d’ombre et de suie, et se réfugie dans le monde merveilleux des contes et des songes.
Nous voici devant le thème du père absent. Vous avez choisi de l’aborder par un moyen littéraire très percutant, celui de l’antithèse. Vous mettez face à face deux hommes aux destins contraires, mais qui reflètent tous les deux une forme de combat. Pourquoi ce choix ?
Oui, dès l’incipit : « Mon oncle fait la guerre, mon père ne fait rien ». Pour essayer de mieux les définir, les incarner par le contraste, en effet. Deux beaux-frères qui n’ont de frères que le mot. Tout les oppose. L’un est un fantoche, l’autre un modèle. L’un baigne dans la facilité, l’autre affronte le pire. Un homme de plus en plus faible et un homme qui se veut le plus fort. S’ils reflètent deux formes de combat, l’un tente des changements impossibles, l’autre lutte à fond pour ses choix. Ce contraste accentue la marginalité de l’un, et la rigueur de l’autre. Deux personnages inversés qui ont épousé deux sœurs et pris des routes opposées, le soldat une ligne droite, le désœuvré une sente tortueuse où il tourne en rond, s’égare, s’enfonce.
Les femmes occupent la partie visible de l’iceberg narratif. Les deux sœurs Odette et Emma sont emportées par leurs histoires personnelles mais aussi par l’Histoire majuscule. Sans trahir le secret du roman, pourriez-vous nous parler de ces deux femmes vivant dans les années ’50.
Deux femmes à l’image de celles des années 50. Emma est la figure le plus répandue de l’après-guerre, l’épouse classique, jeune femme au foyer, dépendante du mari, ne vivant qu’à travers lui. Il est son amour à vie et son soutien matériel, qu’elle craint de perdre. Se retrouver seule, avec une enfant à élever, est quelque chose d’inenvisageable, d’effroyable. Odette, sa sœur aînée, est poussée à rompre avec son conjoint à cause de son comportement asocial et d’un fait grave qui est le cœur du roman, là où tout bascule. Sans argent, sans travail, sans diplôme, Odette s’enfuit avec sa fillette pour un voyage sans retour, elle l’a décidé, elle est déterminée. Elle prend son destin en main, prête à affronter toutes les difficultés des mères seules, sans ressources. C’est une battante. Elle rompt avec le modèle social de l’époque. Elle est féministe avant l’heure, sans le savoir, et dans ces années-là, c’est peu fréquent.
Je vous propose de finir notre discussion avec cette image étonnante que Josette nous offre d’elle-même : « Je me rappelle le figuier de Barbarie aux piquant rébarbatifs. Moi aussi j’ai des épines, elles me font mal partout ». Ne trouvez-vous pas cette image tout aussi douloureuse qu’un couronnement d’épines de l’enfance souffrante ?
Oui, l’image peut être perçue ainsi. L’enfant a des tourments d’adulte trop lourds pour ses tendres années. Elle a mal et ne sait plus où, son être psychique et physique souffrent ensemble. Et dans ce figuier de Barbarie aux épines douloureuses, elle se voit, se reconnaît. Elle saigne en elle-même, et le devine. Les épreuves ont fait d’elle une petite fille mature, dont l’adulte se souvient : « Je ne poussais guère, mais grandissais ».
Interview réalisée par Dan Burcea
Céline Debayle, Les grandes poupées, Éditions Arléa, août 2020, 158 pages.
Céline Debayle est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés notamment au Seuil, chez Flammarion, chez Séguier. Études de Lettres classiques à La Sorbonne, titulaire d’un doctorat de 3e cycle en Philosophie (Esthétique). Elle a été grand reporter, notamment à Géo, et journaliste pour la presse magazine. Son premier roman, « Baudelaire et Apollonie » est paru en mai 2019, chez Arléa. « Les grandes poupées », en août 2020, toujours chez Arléa.