« La vieillesse est un naufrage. »
(Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome I)
Avec «Les gratitudes» Delphine de Vigan fait un retour remarqué dans «l’espace qui ne serait ni la vérité ni la fable mais les deux à la fois», domaine déjà exploré dans son célèbre roman «Rien ne s’oppose à la nuit». Cette réitération dans ce qu’elle qualifiait à l’époque de «fiction involontaire», assumant les risques d’une «mise à nu» auctoriale et de destruction de son propre «périmètre de sécurité», reprend cette fois l’évocation d’un être tout aussi cher que Lucile, le personnage central de son premier livre. À la différence de Lucile dont le langage est orné par «le courage et les fulgurances de sa poésie», ce nouveau personnage ne dispose que d’un parler parsemé de «mots travestis, approximatifs, égarés, et leurs silences».
Michèle Seld, Michka pour les intimes, se trouve de par son âge aux portes de la déclivité qui la précipite brutalement hors de son confort habituel vers une maison de retraite ou plutôt vers «un établissement», pour utiliser ici le langage administratif et froid auquel elle devra s’y habituer désormais. Ce n’est pas le seul drame qui l’attend. Un autre interviendra, celui de la double altération irréversible de l’usage du langage et donc du moyen d’exprimer le sens le plus intime de son être, perte provoquée par l’aphasie et par la paraphasie. Crayonné ainsi, le parcours de cette vénérable dame semble inscrit dans un inexorable urgens senectus, célèbre formule dont Cicéron louait les bénéfices de la sagesse, tout en passant sous silence les ravages.
Il serait en revanche réducteur de ne voir dans ce nouveau roman de Delphine de Vigan qu’un bref compte-rendu du déclin et de la fragilité de l’être, même si ce thème occupe chez elle, comme nous venons juste de le noter, une place narrative de prédilection. Un autre angle de vue nous aidera à reprendre le fil de la série initiée par «Les loyautés» qui renvoie, par sa forme romanesque et par sa valeur symbolique et sa brièveté, au genre très ancien de l’apologue. Annoncées déjà dans le titre, ces «gratitudes» évoquent, par leur pluriel de généralisation – comme ce fut d’ailleurs le cas pour « les loyautés» – les multiples façons de répondre à une question posée en incipit par Marie, une des narratrices : «Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ?» Essayant de répondre à cette question à un moment crucial de l’histoire qui la lie à Michka, Marie refuse tout calcul qui mettrait en balance une quelconque comptabilité dans la reconnaissance et dans le devoir nécessaire à l’acte du remerciement. Il ne s’agit plus ici – nous dit-elle – de dire «merci» mais de le dire «réellement», comme «une expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette». Sans doute, par son sens de «gratuité» et de «récompense accordée», le terme renvoie aussi à l’état spirituel que procure l’amour dans son acception d’amitié divine et de participation à cette nature, telles que les textes sacrés les décrivent. Sauf que les propos de Marie ne visent pas les délices de l’éternité, mais juste la brièveté de l’acte et de la présence de l’autre dont la finitude est soumise à la tyrannie du temps qui passe.
Urgence et brièveté sont dès lors les deux coordonnées sur lesquelles l’auteure construit son récit. Elle investit petit à petit le territoire de la biographie romancée de son héroïne, l’étonnante et lumineuse Michka. Réduite à «une vie amoindrie, rétrécie, mais parfaitement réglée», sans aucune possibilité de «déviation, embranchement ou itinéraire bis» où tout devient «petit», elle devra se doter de nouveaux repères à la fois physiques et relationnels. Il y a d’abord la présence de Marie et ensuite celle de Jérôme qui occupent son quotidien, appelons-le réel et bienfaisant. Mais il y en a d’autres qui peupleront ses cauchemars, des présences d’autorité, au visage kafkaïen, créant une ambiance carcérale, dans ce que l’on nomme par un mot barbare une Éphad. La maladie fera le reste. Détail important, ce trouble a sur elle un effet encore plus douloureux si l’on tient compte que toute sa vie elle a exercé le métier de correctrice, autrement dit de réparatrice, de restauratrice des mots.
Delphine de Vigan refuse de reléguer son héroïne à un pessimisme ambiant, mortifère. Elle trouve comme soins palliatifs les infinies ressources sémantiques d’un langage qu’elle met à contribution de façon magistrale, comme une poésie qui renvoie au mélange entre les ressources de l’anagramme, de la lecture automatique des dadaïstes, et des constructions surréalistes. Le lecteur est tellement absorbé par ce nouveau langage de Michka qu’il a tendance à s’y prendre au jeu, si le devoir bienveillant de discrétion ne lui rappelait la cruauté du décor où se joue ce drame.
Car, il faut se le dire, le drame de cette femme, comme de tout être humain, est intimement lié à sa capacité de donner contour à son image de soi par le biais du récit, de la narration. «Sans le langage que restes-t-il ?» – s’interroge Jérôme l’orthophoniste qui veille au chevet de sa patiente locutrice. Voici les définitions que Jérôme donne à son métier : «Je suis orthophoniste. Je travaille avec les mots et avec le silence. Les non-dits. Je travaille avec la honte, le secret, les regrets. Je travaille avec l’absence, les souvenirs disparus, et ce qui ressurgissent, au détour d’un prénom, d’une image, d’un parfum. Je travaille avec les douleurs d’hier et celles d’aujourd’hui. Les confidences. Et la peur de mourir». Cette ample citation, que l’on n’hésite pas à reproduire ici en entier, a toute son importance, grâce à sa capacité de métaphorisation dont dispose un métier qui pourrait d’ailleurs être assimilé à celui de l’écrivain. Delphine de Vigan en a sans doute choisi par ces mots une de ses meilleures définitions. Une autre interrogation intervient à ce moment du récit. Perd-on simultanément avec les mots les souvenirs du passé ? Sans doute, non. Cette «pérennité des douleurs d’enfance» prend racine à jamais dans notre conscience. Lutter pour garder intacte autant que possible sa mémoire défaillante deviendra pour Michka son dernier combat, celui de la gratitude ultime qui est la clé de voûte de son histoire personnelle.
Nous laissons au lecteur la joie de découvrir ce grand secret de Michka, mais aussi celui de Marie. Retenons en conclusion cette formule selon laquelle vieillir c’est «apprendre à perdre […] à encaisser chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage». Dur exercice, sans doute, et ce n’est pas Michka qui nous contredira, même si les mots ont souvent du mal à retrouver leur succession et leur juste place et lui jouent des tours à chaque instant…
Dan Burcea
Crédit photo : Patrice Normand
Delphine de Vigan, « Les gratitudes », Éditions JC Lattès, 2019, 192 p.