L’appel à candidature par lequel Clélia Renucci exhorte ses lecteurs à s’inscrire au «Concours pour le Paradis» ne tient ni de la promenade paisible ou de la visite guidée dans le jardin des bienheureux ni du rude effort intérieur de ce que l’on appelait autrefois gagner son paradis ou son ciel. Son livre nous invite à prendre part à une autre aventure bien plus romanesque qui se passe au XVIe siècle et dont le sujet est la création du fameux tableau du même nom de Tintoret qui orne la salle du Grand Conseil du Palais des doges de Venise. Il doit remplacer le Couronnement de la Vierge au Paradis, peint en 1365 par Guariento di Arpo, et détruit par un incendie en 1577. «Tout était dévasté, consumé, calciné. C’est de cet enfer qu’allait renaître le Paradis», nous dit le narrateur pour rapporter avec un maximum de réalisme, voire une touche de résignation un fait historique qui a marqué les esprits. Il nous rappelle qu’hier comme aujourd’hui la splendeur et la puissance des hommes ne sont que des facettes d’une même fragilité devant l’inclémence des éléments. Sauf que, pour le moment, ses paroles restent circonscrites à Venise, pays des chuchotements et de l’intrigue où les hommes manient l’élégance, la splendeur et l’art pour riposter à la jalousie et à la domination des autres, ennemis et étrangers ou, souvent, les deux. N’est-il pas vrai – tient à nous rappeler Clélia Renucci par la voix de ce même narrateur – que la République de Venise aspire à avoir sa Chapelle Sixtine dont Rome est si fière, quitte à vouloir l’incarner non pas dans un lieu de prière mais dans un lieu de pouvoir comme la salle du Grand Conseil du palais des Doges?
C’est la raison pour laquelle le doge de l’époque Sebastiano Veniero charge dès 1578 une commission à d’organiser un concours pour désigner l’artiste qui va peindre un autre couronnement de la Vierge, un nouveau Paradis. Quatre artistes sont retenus par un jury d’architectes, de religieux et de mécènes et finalement par le doge qui ne cessent d’invoquer les mérites de chacun de leurs favoris. Véronèse, Francesco Bassano, Palma le Jeune et Tintoret sont les heureux artistes retenus pour ce prestigieux concours.
Clélia Renucci, qui a fait un remarquable travail de documentation, réussit à rassembler un matériel à la fois riche et perméable à des perspectives ou des pistes narratives dont elle a su profiter pleinement ensuite dans son travail d’écriture. De ce point de vue, son roman est très abouti car tout s’y prête et devient porteur de ce que la critique a appelé fictionnalisation de l’Histoire. On y retrouve toute la panoplie qu’implique ce genre littéraire: des débats esthétiques et des intrigues de coulisses, une liberté artistique face à des canons inquisitoriaux, la trahison, l’incarnation du génie, l’apprentissage de la technique et la transmission de l’art, l’inspiration et le sentiment religieux, l’exaltation de la chair et de l’immatériel, etc. D’autre part, la cohabitation entre des protagonistes réels et des personnages inventés lui permets de tisser une fresque historique soutenue par le lien discret d’une fiction qui ennoblit les sentiments et permet à la fragilité humaine de trouver une place dans un monde brutal et cruel.
C’est dans ce cadre que l’on pourrait circonscrire ce concours si particulier et donner la parole à Véronèse et à Tintoret, les deux génies qui s’affrontent directement ou par le biais des protagonistes interposés comme Domenico, le fils ainé de Tintoret sur la scène ténébreuse de Venise. On peut aussi voir faire leur apparition plus ou moins furtive sur cette même scène les autres peintres sélectionnés, Francesco Bassano et Palma le Jeune, mais aussi les doges Sebastiano Veniero, Nicolà da Ponte et surtout Pasqual Cigogna qui eut la chance de contempler le travail accompli du Paradis sur le mur de 26 mètres de large de la salle du Grand Conseil. Il faut ensuite aiguiser son regard pour apercevoir le moine Girolamo Bardi, la figure imposante de Marantonio Barbaro, le mécène de Véronèse, de Giacomo Contarini ou de l’illustre Antonio da Ponte. À cela nous pourrions ajouter le spectacle si particulier des ateliers de peinture avec le travail minutieux des apprentis, avec les odeurs fortes des enduits en quantité inimaginable et de l’imprimatur que demandait la réalisation d’un tel tableau de 9,90m de haut et de 24,50m de long.
Clélia Renucci n’oublie rien de tous ces détails qu’elle observe et traite avec minutie. On oserait même dire avec souci réaliste, venant de la part de cette auteure spécialiste de Balzac.
Conclure, en revanche, que cette acuité dont fait preuve l’économie du roman aurait suffit à la construction du socle de son récit, ce serait ignorer la partie la plus subtile et la plus précieuse que l’auteure tient à instiller dans ses pages et qu’il convient de mettre en avant ici. Comment aurait-il pu en être autrement quand l’on sait que l’acte de la création fait partie des activités les plus secrètes, les plus puissantes dont est capable l’artiste? «Peindre c’est apprendre à mourir», nous dit-elle, en nous invitant à voir dans cette formule l’ultime causalité et le suprême lien qui existe entre l’artiste et son œuvre, territoire vierge où «la fragilité et en même temps la rigueur de la vie» réclament le même droit de cité. Plus encore, contrairement à l’homme commun, l’artiste sait transcender le temps et prendre conscience de sa condition au moment où les générations se passent le témoin comme c’est le cas entre Jacopo et Domenico, pour ne citer que ces deux prénoms afin de préserver le suspense du roman.
Laissons donc le grand plaisir aux lecteurs de le découvrir et félicitons quant à nous Clélia Rénucci pour ce premier roman brillant avec lequel elle fait son entrée très réussie sur la scène littéraire.
Dan Burcea
Clélia Renucci, «Concours pour le Paradis», Éditions Albin Michel, 2018, 272 p., 19 euros.