Crédit photo Steve Gaillard
L’apparition
— Vous savez où est ma femme ?
L’homme est de taille moyenne, maigre, terne. Ses cheveux grisonnants auraient besoin d’un shampoing, et aussi d’une bonne coupe : les mèches sales qui lui balaient la nuque et le front, comme son antique pardessus beige à l’ourlet déchiré, accentuent son allure misérable ; de celle qui, selon l’humeur et la disposition d’esprit, suscite au choix la compassion ou le dégoût.
Il est difficile de lui donner un âge, autant que d’identifier l’origine de son accent. Quelque chose de slave, vaguement… peut-être du hongrois ? En tout cas, il a le phrasé lent et déjà résigné de ceux qui questionnent sans espérer sérieusement qu’on leur réponde ; semblable à ces mendiants, couchés ou à genoux sur les trottoirs des grandes villes, regard éteint, voix désincarnée, qui psalmodient en boucle, une pièce pour manger. Fantômes humains à l’affût d’un sourire, d’un geste ou d’une parole qui les rendraient à la vie, qui les tireraient des limbes où la chute les a conduits.
Quelle chute ? On ne sait pas, on ne veut pas savoir. On presse le pas, on détourne les yeux.
Ce qu’on ignore n’existe pas.
Le Hongrois, lui, ne mendie pas. D’ailleurs, rien ne dit qu’il soit réellement à la rue. Les apparences sont trompeuses, parfois.
— Vous savez où est ma femme ?
Il s’est campé au milieu du passage, dans la portion de couloir qui sépare les urgences des ascenseurs. Il a passé le premier filtre de la salle d’attente et des admissions, forcément. Seuls les malades et leurs familles peuvent transiter par là, mais d’habitude, on les accompagne.
Il est tout à la fois encombrant et timide, désespérant de réussir à attirer enfin l’attention et soucieux de ne pas déranger les soignants au travail, comme s’il s’excusait de se trouver là.
C’est vrai qu’il gêne.
On vient de rentrer d’inter. C’était long, pénible, comme toujours les défaillances cardiaques qui ne tournent pas bien. Le malade est intubé, plus ou moins stable, et on a décidé de le poser directement aux Soins Intensifs. Les pompiers poussent le brancard, l’infirmier et moi marchons de chaque côté. Notre cortège occupe toute la largeur du passage.
— Écartez-vous, s’il vous plaît !
En plus du Hongrois, trois personnes attendent devant les ascenseurs, et s’écrasent le long du mur avec fébrilité. Quant à lui, il se tourne à demi, chancelant légèrement. Lorsqu’il me fait face, je remarque une auréole sombre au bas de sa chemise, débordant sur son pantalon informe. Je ne peux m’empêcher de grimacer un peu, et quand il amorce un geste pour m’agripper le bras, je me dérobe, réaction de rejet instinctive, impossible à juguler.
Sa main retombe. Nos regards s’accrochent.
— Vous savez où est ma femme ? tente-t-il à nouveau, avec moins de conviction.
Je secoue la tête, agacée. Il ne voit pas qu’on est occupés, bon sang ? Le cœur de notre malade a de nouveau des ratés. Si on était dans une série américaine, je serais déjà en train de me hisser sur la civière et de me lancer dans un massage cardiaque spectaculaire, en équilibre précaire, tout en roulant. Mais on est dans la vraie vie, alors je me contente d’ordonner à mes équipiers de se magner le train et je me mets à courir en direction de la Réa.
Quand j’en ressors, vingt minutes après, le Hongrois n’a pas bougé.
Il est toujours planté au même endroit avec son imper dégueulasse, ses cheveux gras et son air désemparé. Qu’est-ce qu’elles foutent, les hôtesses d’accueil, bon sang ? Leur bureau est juste derrière les ascenseurs, à moins de cinq mètres de ce pauvre gars qui cherche sa femme, et il n’y en a pas une qui aurait eu l’idée de venir l’aider !
Faut tout faire, dans ce service.
Très mal lunée, je m’approche, réprimant à nouveau l’impression désagréable qui m’assaille quand je me trouve à sa portée. Je ne suis pourtant pas si sensible à la saleté ou aux odeurs corporelles tenaces, d’habitude, on croise assez de misère dans ce boulot pour finir par se mithridatiser… Mais c’est plus fort que moi, ce bonhomme me révulse.
Me reconnaît-il ? Il me semble, en tout cas, que son regard couleur de pluie s’éclaire quand je m’adresse à lui :
— On ne vous a toujours pas emmené voir votre femme ?
Il hausse les sourcils et met un petit temps à répondre, comme s’il n’en revenait pas que quelqu’un s’intéresse enfin à son problème.
— … Non.
— Comment est-ce qu’elle s’appelle ?
— … Rosa.
Toujours cette latence bizarre, dans chacune de ses réponses. Est-ce la barrière de la langue, ou bien autre chose ? J’acquiesce, mal à l’aise et pressée d’écourter la discussion.
— Donnez-moi le nom de famille, s’il vous plaît. Je vais aller demander aux hôtesses dans quel box elle a été installée, puis je vous conduirai.
Il s’exécute, et je tourne les talons. J’ai hâte d’en finir et d’aller manger, avant qu’on m’appelle à nouveau à la rescousse de tous les désespérés du canton.
— Comment tu épelles ça ? demande Patricia quelques secondes plus tard, en se plongeant dans le listing des malades présents.
C’est un jour calme, ils ne sont pas si nombreux que ça. Même si je n’ai pas la moindre idée de la manière dont s’orthographie le patronyme de ma patiente-mystère – désolée, mais moi, le hongrois… – l’hôtesse et moi arrivons rapidement à la conclusion qu’aucune des femmes admises aux urgences ce jour-là ne porte ce nom là. Et aucune ne se prénomme Rosa.
Je soupire, pas complètement surprise. Il me semblait bien qu’il était un peu perdu. Peut-être que sa femme n’est pas aux urgences, qu’il s’est trompé d’étage ? Je retourne à sa rencontre, pour lui suggérer d’aller demander aux admissions générales, qui ont accès aux entrées de l’ensemble de l’hôpital.
Mais le couloir est vide. Le Hongrois n’est plus là.
Alors qu’il a demandé en vain qu’on l’amène à sa femme pendant plus d’une heure, il a disparu sans m’attendre.
Déconcertée, je fixe l’endroit où il se tenait tout à l’heure. L’infirmier qui m’a accompagnée sur l’inter passe à ce moment-là.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu fais une drôle de tête…
— C’est le type en imperméable, tu sais, celui qui n’arrêtait pas de demander où était sa femme et qui bloquait le passage… Il a disparu.
L’infirmier me dévisage d’un air de doute.
— Un type en imperméable ? T’es sûre ? A part les trois collègues qui attendaient l’ascenseur, je n’ai vu personne.
Il est tard, et j’ai faim. Je n’insiste pas, et j’aurais oublié l’histoire, si la dévouée Patricia n’était pas revenue me trouver un peu plus tard. Elle a été plus opiniâtre que moi, elle a cherché, et elle a trouvé.
Il y avait bien une Rosa au nom de famille hongrois, hospitalisée aux urgences en état critique, après un grave accident de la route.
C’était il y a trente ans. C’est ici qu’elle est morte, réclamant sans doute son mari jusqu’à la fin.
Où est la réalité ? Où est la fiction ?
J’étais bien aux urgences, ce jour-là, et j’ai vu l’homme en imperméable qui cherchait sa femme.
Était-il hongrois ? Revenais-je vraiment d’une intervention difficile ?
Qui saurait le dire ? Et dans le fond, est-ce vraiment si important de savoir quelle est la part de réalité d’une histoire ?
Même le plus sourcilleux des biographes ne peut éviter, de temps à autre, de faire un pas de côté lorsqu’il décrit la vie pourtant réelle de ses personnages historiques. C’est l’incontournable subjectivité du point de vue extérieur, la tendance naturelle de tout conteur : celle de combler le vide, de compléter ce qu’il sait par ce qu’il suppose, ce qu’il devine, ce qu’il invente.
Raconter, c’est déformer, et certainement trahir. C’est rapporter les événements tels qu’on les a vécus, et non pas tels qu’ils furent. Et c’est aussi, fatalement, prêter aux personnages des qualités comme des défauts que, sans doute, dans la réalité ils n’auraient jamais eus.
La fiction n’est rien d’autre que la réalité, telle que la voit l’écrivain, et ses personnages, héros vivants et fictifs de deux mondes à la fois.
Catherine Rolland, 30 mai 2020
Catherine Rolland est médecin et écrivain. Après avoir travaillé pendant une dizaine d’années dans un cabinet de médecine générale en France, elle a déménagé en Suisse en 2014. Depuis, elle travaille aux urgences de l’hôpital de Neuchâtel. Côté littérature, elle a publié plusieurs romans dans des genres différents : sagas familiales (Ceux d’en haut (2014), Après l’estive (2015), aux Éditions Les Passionnés de bouquins), drames psychologiques (La solitude du pianiste (2016), également aux Passionnés de bouquins, et Sans lui (2016), aux Éditions Mon Village). En 2018, paraît Le cas singulier de Benjamin T. aux Éditions Les Escales. Cette fiction aux frontières de l’imaginaire et du fantastique a été finaliste du Prix Lettres frontière 2019 et du Prix Rosine Perrier 2019). Catherine Rolland est également l’auteur d’une novella dans le recueil L’Étrange Noël de sir Thomas (2019, Éditions OKAMA). Son nouveau roman, La Dormeuse, paraîtra en juin 2020 aux Éditions OKAMA.
Pour plus d’informations, consulter le site de l’auteure : www.catherine-rolland-ecrivain.ch