Je vous écris pour vous raconter une histoire.
Une histoire simple qui s’est passée le 31 mars 2020.
C’est l’histoire d’une femme âgée de 60 ans qui travaille dans un EHPAD à Bagnolet. Elle est infirmière.
Chaque jour, elle se lève tôt, prend sa voiture et va au travail. Là-bas, elle soulage la douleur des personnes âgées dépendantes. En ce moment, il s’agit plus de soulager la douleur mentale de ces personnes vulnérables que leur douleur physique.
Souvent quand elle entre dans une chambre, la personne alitée à la peau ridée et au corps frêle lui demande doucement de lui prendre la main. L’infirmière hésite un instant mais ne peut refuser une telle demande. Elle a le cœur qui se serre et s’approche du lit. Elle enlève son gant, et prend cette main dans la sienne. Elle rassure, soulage, panse avec un seul remède : son humanité.
Ensuite elle va scrupuleusement se laver les mains et remet ses gants pour retourner travailler.
Elle sourit derrière son masque. On le voit à ses yeux qui se plissent légèrement et se mouillent d’émotion.
Les résidents de cet EHPAD ne reçoivent plus de visite depuis environ un mois. Elles sont totalement isolées, confinées dans leur chambre individuelle, dans une solitude et une détresse qui grandit jour après jour.
Une solitude pire que le virus.
Depuis le début de la pandémie, il y a eu une quinzaine de morts atteinte du covid-19 dans cet établissement.
Ces morts ne sont même pas comptabilisés. On ne les compte pas. Ils ne comptent pas. Ils ne comptaient pas avant. Ils sont les invisibles de cette société.
Mais l’infirmière qui les accompagne dans cette dernière étape de la vie connait chaque visage, retient chaque nom, appelle chaque famille, trouve toujours quelques mots doux à leur dire.
Elle fait son travail. C’est tout.
D’ailleurs, depuis quelques semaines, elle ne travaille plus en EHPAD mais dans une morgue à retardement. Les couloirs de cet établissement sont des couloirs où la mort plane dans chaque chambre, s’allonge dans chaque lit et attend patiemment en caressant les cheveux blancs d’une tête qu’elle fauchera méthodiquement un peu plus tard.
Elle ne se plaint pas. Elle ne l’a jamais fait. Elle fait son travail. C’est tout. Elle le fait depuis des années. Les conditions n’ont jamais été bonnes. Mais le travail doit être accompli avec la plus grande douceur, la plus grande compassion, la plus grande vigilance.
Elle n’est pas une héroïne. Elle est une infirmière en EHPAD en Seine-Saint-Denis. Elle ne supporte pas le mot « héroïsme ».
Un jour de repos, mardi 31 mars 2020, l’infirmière sort de chez elle pour faire ses courses. Elle pense à mille choses dans sa tête. Elle pense à ses parents dans un autre pays durement frappé aussi par la pandémie. Elle pense à ses petits-enfants et à cet avenir inquiétant que nous leur avons fabriqué à coups d’aveuglement, de cupidité et d’ignorance. Elle pense à ces résidents et au nombre de décès qu’elle va découvrir en retournant au travail jeudi. Elle est prise d’un vertige en pensant au nombre de morts en Italie, en Espagne, en France, tous ces chiffres qui grossissent les rangs de la mort dans le monde entier. Elle imagine Azraël, l’ange de la mort, particulièrement affairé en ce moment, débordé par tous les morts qu’il faut enlever à la vie. Elle n’aurait jamais imaginé une crise sanitaire de cette ampleur en France. La France, ce pays qu’elle a choisi comme refuge en 1986 ne lui assure plus la protection dont elle a besoin aujourd’hui, non plus comme réfugiée politique (elle ne l’est plus depuis longtemps) mais simplement comme infirmière, simplement comme citoyenne.
Elle oublie même qu’elle est en train de marcher sur un trottoir. Elle oublie de mettre un pied devant l’autre. Et elle tombe.
Elle tombe sur le trottoir, se déchire le jean et saigne du genou.
Devant elle, sur le même trottoir, avant qu’elle ne tombe, elle avait vu deux hommes qui marchaient et une femme derrière elle également.
Après sa chute, les deux hommes et la femme ont couru sur le trottoir d’en face et ont déguerpi, la laissant seule, par terre, avec ses courses étalées sur le sol et son genou qui saigne.
Elle a éclaté en sanglots. Elle a pleuré non pas parce qu’elle avait mal à son genou. Elle n’a même pas senti la douleur. Elle a pleuré parce que personne n’est venu vers elle, même en se tenant à distance, la distance sociale, la distance de sécurité, juste pour lui poser à 1m50 de distance sociale, 1m50 de distance de sécurité cette simple question : madame, vous allez bien ?
Non, ils ont fui. Ils ont fui parce qu’ils ont eu peur. Ils ont fui parce que la peur les rend inhumains.
L’infirmière s’est relevée. Elle a ramassé ses courses. Elle est rentrée chez elle.
Puisqu’aujourd’hui les premiers de cordée sont devenus invisibles et parfaitement inutiles à la nation, puisqu’aujourd’hui toutes celles et ceux que le gouvernement méprise maintiennent debout ce pays, alors je te nomme toi l’infirmière de Seine-saint-Denis pour te faire sortir de l’ombre : Mithra Madjidi, ma mère.
Mercredi 1er avril 2020
Maryam Madjidi
Maryam Madjidi est une écrivaine française d’origine iranienne. Elle quitte son pays en 1986. Sa famille s’installe en France, à Paris puis à Drancy. Elle entreprend des études de lettres à la Sorbonne et rédige un mémoire de maîtrise en littérature comparée qui porte sur deux auteurs iraniens : le poète Omar Khayyâm et le romancier Sadegh Hedayat.
Se consacrant à l’écriture, son premier roman, Marx et la Poupée paraît en janvier 2017 aux éditions Le Nouvel Attila. De sa naissance à ses premières années d’exil en France, le roman évoque la révolution iranienne, l’abandon du pays et l’éloignement de sa famille. En mai 2017, l’ouvrage est récompensé du prix Goncourt du premier roman